Découverte d’une faune insulaire tropicale au cœur de la Roumanie: une épopée paléontologique et homosexuelle au XXe siècle

Nopcsa habillé en soldat Shqiptar (circa 1913, restauré et recolorisé par Dacian Muntean)

Il y a des vies plus palpitantes que d’autres. L’une d’entre elles a commencé le 3 mai 1877, date à laquelle né le baron Franz Nopcsa von Felső-Szilvás à Déva, en Transylvanie, alors partie intégrante de l’Empire austro-hongrois (aujourd’hui en Roumanie). En plus de ses activités et découvertes géologiques et paléontologiques, il se passionne pour l’Albanie (dont il cartographiera la géologie du Nord) grâce son premier amour, le comte Louis Drašković[1], au point d’y vivre durant plusieurs longues périodes et en devenir un véritable expert reconnu. Le baron aventurier est aussi, tour à tour, espion, otage, résistant aux côtés des nationalistes albanais, auteur du premier détournement d’avion et prétendant au trône de la récente Albanie en 1912, accompagné à partir de 1906 de l’amour de sa vie, l’écrivain et photographe ethnographique albanais Bajazid Elmaz Doda. Il nomme une espèce de tortue éteinte en son hommage Kallakobotion bajazidi, « la belle boite de Bajazid », d’après la légende parce qu’elle lui rappelle la forme des fesses de son amant[2]. On retient surtout deux paroles de Nopcsa à propos de son homosexualité. La première particulièrement touchante qu’il écrit à propos de Doda. « [Il] a été la seule personne qui m’a vraiment aimé et en qui j’avais pleinement confiance, sans jamais douter un instant qu’il abuserait de ma confiance »[3].  La seconde nettement plus camp à propos de sa potentielle arrivée au pouvoir en Albanie : « Une fois monarque européen régnant, je n’aurais aucune difficulté à réunir les fonds supplémentaires nécessaires en épousant une riche héritière américaine aspirant à la royauté, une démarche que, dans d’autres circonstances, j’aurais été réticent à franchir »[4].

Intérêt précoce pour la paléontologie

C’est en 1895 que va naître son intérêt pour les fossiles grâce à la découverte d’ossements par sa sœur Ilona[5] dans le crétacé du bassin de Hateg situé sur la propriété familiale. Il montre les fossiles au géologue autrichien Eduard Suess (à l’origine des découvertes de la mer Téthys et du supercontinent Gondwana) qui lui conseille de les décrire lui-même. Nopcsa, jeune étudiant en géologie, s’exécute et les identifie comme ceux d’une nouvelle espèce qu’il nomme d’abord Limnosaurus transsylvanicus avant de la corriger en Telmatosaurus transsylvanicus[6] en 1903. Il présente le crâne devant l’Académie de Vienne à seulement 22 ans[7] [8] [9].

Nanisme insulaire[10]

Cette identification ne marque que le début d’une étude poussée du registre fossile transylvanien. Acquis aux idées de Darwin sur l’évolution, Nopcsa envisage les fossiles comme un tout complexe impliquant les ossements, le contexte de fossilisation et le type de fossilisation comme sources d’informations témoignant de la vie de l’animal. Ainsi, il remarque que les espèces de dinosaures qu’il découvre en Transylvanie sont plus petites que d’autres espèces auxquelles ils sont fortement apparentés. Il qualifie même ces petits dinosaures d’appauvris et de dégénérés[11]. Cette démarche d’analyse « objective » des restes fossiles, le fait de prendre en compte toutes les données y compris les moins « glorieuses », n’est pas forcément la norme à une époque où la paléontologie peut être utilisée à des fins nationalistes. On pense notamment à l’épisode Buffon contre Jefferson[12][13] mais les exemples sont bien plus nombreux.

Croquis de Struthiosaurus transylvanicus provenant d’un carnet de Nopcsa (© NHM)

Pour exemple, le titanosaure Magyarosaurus dacus ne mesure que 6 mètres alors que les autres espèces mesurent de 15 à 20 mètres, voire jusqu’à 30 mètres[14]. Le sous-sol roumain parle encore puisqu’en 2022, c’est Transylvanosaurus platycephalus, un nouvel ornithopode ne mesurant que 2 mètres, qui a été découvert et nommé[15]. Nopcsa rapproche cette petite taille de celle des éléphants nains des îles méditerranéennes. Ces éléphants, sous la pression de ressources alimentaires plus rares et de prédateurs moins présents, sont devenus nettement plus petits que les espèces continentales. On parle de nanisme insulaire. Aujourd’hui, on connait même ce phénomène chez l’humain avec homo florensiensis[16].

Cette particularité anatomique est tout à fait corroborée par le contexte géographique de la fin du Crétacé. A cette époque, selon Nopcsa, la mer Tethys recouvre l’Europe en grande partie, ne laissant dépasser que quelques îlots. Nopcsa nomme l’hypothétique île sur laquelle il aurait retrouvé les fossiles Hátszeg. Restée sans commentaire pendant des décennies, cette hypothèse est aujourd’hui validée[17]. Si l’Europe du Jurassique faisait partie d’un supercontinent, il s’agit d’un archipel durant le Crétacé[18]. L’île Hátszeg (aujourd’hui orthographiée Hațeg, voire Hateg) semble avoir été un point particulier du globe, pont fragmenté entre l’Europe et le bloc Asie-Amérique du Nord[6] dont le paléontologue Tim Flannery tente d’en décrire les paysages.

C’est la fin d’un somptueux automne. Le soleil brille de façon rassurante, quoi qu’à cette latitude, il soit plutôt bas dans le ciel. La température de l’air est tropicale et les fins grains de sable blanc d’une plage étincelante crissent sous nos pas. La végétation qui s’étend autour de nous consiste en un mélange d’arbustes bas et fleuris. Plus loin, des fougères et des bosquets de palmes dominent, sous le couvert de ginkgos dont le feuillage automnal doré paraît prêt à se détacher à la première bourrasque d’un hiver clément. Des montagnes alentour descendent de larges vallées : elles portent les stigmates d’une importante érosion, signe que les précipitations varient fortement en fonction des saisons.

Sur la crête aride, nous apercevons des géants de la forêt qui ressemblent à des cèdres du Liban. Ce sont effectivement des cyprès, qui appartiennent au genre désormais éteint Cunninghamites. Plus près de nous, un étang bordé de fougères se pare de mille nénuphars. Il reflète la silhouette d’arbres qui ressemblent d’une façon frappante aux platanes londoniens (genre Platanus). Non sans raison : les nénuphars et les platanes ont survécu au temps, et l’Europe compte un nombre surprenant de « dinosaures végétaux » de ce type.

Notre œil passe des terres à la mer azur, s’attarde sur la plage, parsemée de ce qui ressemble de prime abord à d’étranges pneus de camion opalescents, prolongés par des fils torsadés. Ils brillent d’une beauté insolite sous le soleil tropical. Quelque part au large, une tempête a tué un banc d’ammonites […] et les vagues, le vent et le courant les ont déposées sur la grève de Hateg.

Alors que nous marchons sur le sable scintillant, une odeur nauséabonde étreint nos narines. Une masse énorme, incrustée de coquillages, est échouée devant nous. La bête ne ressemble à aucun animal d’aujourd’hui : c’est un plésiosaure. Les quatre nageoires qui le propulsaient avec efficacité gisent maintenant sur le sable. Le corps, en forme de tonneau, est prolongé par un cou démesuré, au bout duquel se trouve une petite tête, encore ballottée par les flots.

Trois silhouettes gigantesques, qui font penser à des vampires drapés dans des manteaux en cuir, chacun d’entre eux de la taille d’une girafe, sortent soudain de la forêt. L’œil mauvais, tous muscles dehors, le trio entoure la carcasse, que le plus grand décapite sans effort de son bec de trois mètres de long. Puis, à féroces coups de bec, les charognards commencent leur diner.[19]

Vue d’artiste de la faune d’Hateg à la fin du Crétacé (© PaleoPete, 2022)

Les dinosaures, des animaux comme les autres

Lorsque de petits individus sont découverts, la question qui suit est toujours la même : sont-ils des juvéniles ou seulement de petits individus ? Nopcsa sait comment répondre à cette question mais il semble qu’il n’ait pas trouvé utile d’appliquer sa technique pour appuyer sa théorie du nanisme insulaire transylvanien (ou n’ait pas eu le temps). En effet, quelques années avant de mourir, il met au point une méthode permettant de situer le stade et la vitesse[20] de croissance des dinosaures en observant de fines lamelles d’os au microscope[21]. Le principe est sensiblement le même que pour les arbres. Cette méthode lui permit de reconnaitre un hadrosaure juvénile là où d’autres voyaient une nouvelle espèce. Ces questions sont toujours d’actualité[22] et cette méthode paléohistologique est toujours utilisée. Quelques années auparavant, l’archéologue, naturaliste et futur membre de l’Ahnenerbe (l’institut de recherche de la Waffen-SS) Jean-Jacques dit « Johannes » Thomasset avait commencé à utiliser son microscope pour observer, décrire et tenter de classer différents taxons de poissons fossiles suivant la microstructure dentaire des fossiles[23].

Des questions intelligentes, Nopsca s’en est posé beaucoup. En appréhendant les dinosaures comme des animaux comme les autres, vivants, se déplaçant, socialisants, il développe des raisonnements originaux pour l’époque tentant de remettre des muscles sur les os fossiles[24], interrogeant la protection parentale chez les dinosaures[25], la place du dimorphisme sexuel chez les dinosaures[26] ou l’origine terrestre du vol chez les oiseaux et leur parenté avec les dinosaures[27] qui sont aujourd’hui largement acceptés par la communauté scientifique.

Un stégosaure à Octeville[28]

La liste des découvertes paléontologiques majeures effectuées sur la côte normande est conséquente. Celle effectuée par Emile Savalle (1834-1902) dans le Kimmeridgien d’Octeville en avril 1898 en fait partie. Ce sont des ossements fossilisés de grande taille que le paléontologue havrais, qui s’est notamment distingué par son utilisation de la photographie dans la discipline, met au jour. Le tout récent Museum du Havre (inauguré en 1881 sur les bases d’un musée-bibliothèque inauguré en 1845[29]), représenté par le géologue Gustave Lennier, organise des fouilles avec la participation de Savalle. Ces fouilles, ça n’est pas commun à l’époque, sont documentées par des croquis, une aquarelle d’Arcade Noury et des photographies de Savalle[30].

Il semblerait que l’excavation des ossements n’ait pas été faite aussi soigneusement qu’on aurait pu l’espérer. Les os sont en morceaux mais la découverte est publiée en 1899 dans le Bulletin de la Société géologique de Normandie. De par leur état, les ossements sont difficiles à identifier. Lennier pense y voir un animal très proche des Iguanodon bernissartensis découverts en nombre et complets au fond d’une mine en Belgique en 1878[31], mais cherche de l’aide auprès de la communauté paléontologique experte. Le professeur de paléontologie du Museum national d’Histoire Naturelle de Paris, Albert Gaudry, propose son aide en l’échange des ossements fossiles pour la galerie de paléontologie du musée parisien. Lennier, à l’origine du Museum havrais, refuse. C’est la deuxième fois que Gaudry se voit refuser des ossements d’iguanodons. Quelques années auparavant, lorsqu’il avait essayé d’obtenir un squelette de Bernissart, les belges y avaient vu une atteinte à leur patrimoine national. Le Museum parisien avait donc reçu un moulage en plâtre. C’est étonnant comme on voit plus facilement la spoliation chez soi que chez les autres, comme au Congo par exemple.

Museum du Havre en 1904 (illustration extraite du Petit guide illustré du visiteur de Gustave Lennier (1904))
Arcade Noury, Gustave Lennier et le Père Mallet libérant les os à Octeville (Photo prise par Savalle et publiée par Yves Lepage en 2010)[30]

Quoi qu’il en soit, Gaudry n’apportera aucune aide dans cette histoire. C’est le jeune Nopcsa, doctorat de géologie en poche depuis 1903, qui décrit les ossements en 1911 dans le Bulletin de la Société géologique de Normandie. L’animal, contrairement à ce qui est indiqué au Museum du Havre[32], n’est pas un iguanodon. « Ces vestiges précieux méritent par leur importance d’être considérés comme la pièce de résistance de ce musée, car ils comptent parmi les plus beaux restes de dinosauriens trouvés en France et représentent, en outre, une nouvelle espèce de Stégosaurien »[33]. Il attribue ce stégosaure au genre Omosaurus et il nomme l’espèce Omosaurus lennieri, en hommage à son « découvreur » Gustave Lennier. Comme souvent[34], on peut se poser la question de la légitimité de Lennier à être reconnu ainsi, mettant dans l’ombre son véritable découvreur, Savalle. Nopcsa n’était pas nécessairement au courant des conditions de découvertes des fossiles et n’a jamais connu Savalle de son vivant. Il semblerait que cette dénomination ait émue localement mais une fois publiée, l’espèce ne peut être renommée. Les ossements ont été détruits lors d’un bombardement en 1944. L’espèce est aujourd’hui considérée comme synonyme de Dacentrurus armatus (Owen, 1875)[35].

Cette découverte et sa publication sont une belle photographie de ce dont est capable la paléontologie de ce début de siècle. Les fouilles sont appuyées par le museum local, la publication comprend un récit du contexte et du déroulé des fouilles, appuyés par photographies et dessins, l’identification est faite par un paléontologue étranger apportant ses lumières et en s’appuyant sur la littérature détaillée internationale, Angleterre et Amérique du Nord, où des fossiles similaires ont été mis au jour. Une première pour un dinosaure normand selon le paléontologue Eric Buffetaut[36].

Une vie qui laisse plus ou moins de traces

Au cours de sa vie il marquera la paléontologie en décrivant et nommant plusieurs dizaines de taxons :

Fossile d’Askeptosaurus italicus (Museo civico di storia naturale)
  • dinosaures ornithischiens (Thyreophora (1915) , Struthiosaurinae (1923)) ;
  • reptiles (Poposauroidea (1923), Pachypleurosauroidea (1928), Pachypleurosauridae (1928)) ;
  • reptiles marins (Askeptosaurus (1925), Askeptosaurus italicus (1925), Rhomaleosauridae (1928), Thalattosauroidea (1928)) ;
  • ankylosauriens (Struthiosaurus transylvanicus (1915), Scolosaurus (1928), Scolosaurus cutleri (1928)) ;
  • ornithopodes (Zalmoxes robustus (1900), Telmatosaurus (1903), Telmatosaurus transsylvanicus (1903)) ;
  • synapsides (Neosaurus (1923)) ;
  • théropodes (Teinurosaurus (1928), Coelophysidae (1928)) ;
  • ptérosaures (Anurognathidae (1928), Ctenochasmatidae (1928)) ;
  • thérapsides (Chainosauria (1923), Geikiidae (1923) ) ;
  • stégosauriens (Loricatosaurus (1911), Loricatosaurus priscus (1911), Paranthodon (1929), Paranthodon owenii (1929)) ;
  • cératopsiens (Leptoceratopsidae (1923)) ;
  • eupélycosaures (Ophiacodontidae (1923)) ;
  • sauropodes ((Magyarosaurus dacus (1915) et Nopcsaspondylus alarconensis dont il décrira le fossile sans le nommer)[37]) ;

ainsi que l’infra-ordre de serpents actuels Alethinophidia (1923). Les taxons Lotosaurus adentus (Nopcsa, 1928)[38] et Lycosuchidae (Nopcsa, 1923)[39] ne semblent pas faire l’unanimité quant à leur utilisation. Une espèce de théropodes est nommée en son honneur, Elopteryx nopcsai (Andrew, 1913).

Doda et Nopcsa (circa 1931, © Magyar Természettudományi Múzeum)

Bien que particulièrement remplie, sa vie s’arrêtera le 26 avril 1933. Malgré une vasectomie unilatérale du Dr Steinach censée restaurer force et jeunesse[40], Nopcsa est partiellement infirme[41], dépressif et a perdu ses sources de revenus à la chute de l’Empire d’Autriche-Hongrie. Il drogue son compagnon Doda avant de lui tirer une balle dans la tête. Il retourne l’arme contre lui, justifiant ses actes par une lettre.

La raison pour laquelle j’ai abattu mon ami et secrétaire de longue date, M. Bayazid Elmas Doda, dans son sommeil sans qu’il s’en doute du tout, c’est que je ne voulais pas le laisser malade [d’alcoolisme[42]], dans la misère et sans un sou, car il aurait trop souffert.[43]

La pièce où Nopcsa s’est suicidé est aujourd’hui une agence immobilière[44]. Malgré une vie on ne peut plus romanesque et des avancées scientifiques majeures, son nom est inconnu par l’immense majorité d’entre nous. Sa sexualité en est-t-elle la cause ? Nopcsa ne serait certainement pas heureux dans la Transylvanie roumaine actuelle. Je ne suis pas sûr non plus qu’il aurait aimé qu’on déguise ses histoires d’amour en bromances[45]. Aujourd’hui, Dacian Muntean et sa compagne Laura Vesa, tentent de sortir Nopcsa de l’oubli, en soulevant des fonds publics roumains (rares) pour restaurer le château délabré de sa jeunesse et en faire un centre de recherche scientifique[46]. En 2016, c’est un film bien mystérieux qui porte la vie de Nopcsa à l’écran, DODA: The Life and Adventures of Franz Baron Nopcsa par et avec Visar Vishka[47].


[1] Tim Flannery, Le supercontinent : une histoire naturelle de l’Europe (Flammarion, 2019), p. 33

[2] Wikipédia, Franz Nopcsa von Felső-Szilvás (en)

[3] Wikipédia, Franz Nopcsa von Felső-Szilvás (en)

[4] Wikipédia, Franz Nopcsa von Felső-Szilvás (en)

[5] Eric Buffetaut, Chercheurs de dinosaures en Normandie (YSEC, 2011), p. 84

[6] Gareth Dyke, Les dinosaures nains de Transylvanie (Pour la science, 411, janvier 2012)

[7] Eric Buffetaut, Chercheurs de dinosaures en Normandie (YSEC, 2011), p. 84

[8] Wikpédia, Telmatosaurus (fr)

[9] Wikipédia, Ferenc Nopcsa (fr)

[10] Gareth Dyke, Les dinosaures nains de Transylvanie (Pour la science, 411, janvier 2012)

[11] Tim Flannery, Ibid, p. 41

[12] Eric Buffetaut, La faune dégénérée de l’Amérique : Buffon contre Jefferson, in Mémoires de naturalistes (Cavalier Bleu, Espèces, 2018), p. 73-80

[13] Allain Bougrain-Dubourg, Buffon contre Jefferson (France Inter, 2016)

[14] Wikipédia, Titanosauria (fr)

[15] Brice Louvet, Un nouveau « dinosaure nain » découvert en Transylvanie (SciencePost , 2022)

[16] Cyril Langlois, Homo floresiensis : un homininé nain contemporain d’Homo sapiens (2005)

[17] Zoltán Csiki-Sava, Eric Buffetaut, Attila Ősi, Xabier Pereda-Suberbiola & Stephen L. Brusatte, Island life in the Cretaceous – faunal composition, biogeography, evolution, and extinction of land-living vertebrates on the Late Cretaceous European archipelago (Zookeys, 2015)

[18] Tim Flannery, Ibid, p. 43

[19] Tim Flannery, Ibid, p. 28-29

[20] Tim Flannery, Ibid, p. 42

[21] Gareth Dyke, Les dinosaures nains de Transylvanie (Pour la science, 411, janvier 2012)

[22] Noé Ciscki, John Hatcher a-t-il découvert un dinosaure qui n’existe pas ? (2023)

[23] Eric Buffetaut, « Johannes » Thomasset : des poissons fossiles à la Bourgogne germanique, in Mémoires de naturalistes (Cavalier Bleu, Espèces, 2018), p. 143-151

[24] Wikipédia, Ferenc Nopcsa (fr)

[25] Emily Osterloff, Franz Nopcsa: the dashing baron who discovered dwarf dinosaurs (Natural History Museum)

[26] Emily Osterloff, Ibid

[27] Wikipédia, Ferenc Nopcsa (fr)

[28] Eric Buffetaut, L’amateur, le stégosaure et le baron magyar, in Chercheurs de dinosaures en Normandie (YSEC, 2011), p.79-91

[29] Eric Buffetaut, Chercheurs de dinosaures en Normandie (YSEC, 2011), p. 56

[30] Yves Lepage, Eric Buffetaut & Gilles Lepage, The first photographs of a dinosaur excavation in Europe: Emile Savalle and the stegosaur from Octeville (Normandy, 1898) (Colligo, 2018)

[31] Noé Ciscki, Connaissez-vous les iguanodons de Bernissart ? (2023)

[32] Gustave Lennier, Petit guige illustré du visiteur (1904)

[33] Eric Buffetaut, Chercheurs de dinosaures en Normandie (YSEC, 2011), p. 87

[34]  Noé Ciscki, Connaissez-vous les iguanodons de Bernissart ? (2023)

[35] Wikipédia, Dacentrurus (en)

[36] Eric Buffetaut, Chercheurs de dinosaures en Normandie (YSEC, 2011), p. 90

[37] Wikipédia, Nopcsaspondylus (fr)

[38] Wikipédia, Lotosaurus (fr)

[39] Wikipédia, Lycosuchidae (fr)

[40] Tim Flannery, Ibid, p. 38

[41] Tim Flannery, Ibid, p. 38

[42] Le baron Nopsca, espion, pirate des airs, et père de la paléobiologie (Futura)

[43] Wikipédia, Franz Nopcsa von Felső-Szilvás (en)

[44] Vanessa Veselka, History Forgot This Rogue Aristocrat Who Discovered Dinosaurs and Died Penniless (Smithsonian Magazine, 2016)

[45] Vanessa Veselka, Ibid

[46] Vanessa Veselka, Ibid

[47] DODA: The Life and Adventures of Franz Baron Nopcsa (Visar Vishka, 2016)

De l’influence des symboles phalliques en paléontologie

(© Wikipédia, 1677)

C’est en l’an de grâce 1677 que parait The Natural History of Oxoford-Shire du naturaliste anglais Robert Plot. Une partie de cette ouvrage est consacrée aux fossiles. On peut notamment y lire la description illustrée d’un imposant fossile (60 cm de circonférence) trouvé dans une carrière de Cornwell par un certain Thomas Pennyston, que Plot identifie comme la tête d’un fémur. Seulement, la taille de l’os est telle qu’il peine à l’identifier plus précisément. Trop gros pour être celui d’un bœuf, il semble émettre un temps l’hypothèse d’un fémur d’éléphant de guerre romain avant de se rétracter suite à l’observation d’un éléphant en 1676 : la bête, pas encore adulte, est déjà trop grosse[1] ! Sa conclusion est biblique : il s’agit d’un fémur de géant.

Première apparition de la légende Scrotum Humanum (© Brookes, 1763)

Prêt d’un siècle plus tard, en 1763, le médecin naturaliste anglais Richard Brookes publie A new and accurate system of natural history en six volumes, dont le cinquième volume The Natural History of Waters, Earths, Stones, Fossils and Minerals, with their Virtues, Properties, and Medicinal Uses, to which is added, the Method in which Linnaeus has treated these subjects reprend l’étude du fossile de Plot. Brookes n’apporte que peu de nouveaux éléments. Il se contente de reprendre les analyses de Plot en y ajoutant un nom linnéen (tout est dans le titre !) sous la reproduction qu’il a faite de l’illustration de Plot : Scrotum humanum. Et c’est vrai que la ressemblance est frappante !

Il ne faut que cinq ans pour que Jean-Baptiste Robinet termine la métamorphose dans son ouvrage Considérations philosophiques de la gradation naturelle des formes de l’être, ou les essais de la nature qui apprend à faire l’Homme dans lequel on peut y lire cette description :

« Cette pierre, qui représente le Scrotum, c’est-à-dire la bourse contenant les testicules, est d’un blanc sale, et la surface en est fort ridée. Ce n’est pas seulement par sa forme externe qu’elle imite cette partie de l’homme. L’organisation interne paroît y être également analogue. En touchant ce Scrotum pierreux, on croit sentir que chaque testicule est contenu dans une bourse particulièrement musculeuse, comme si l’intérieur en étoit divisé en deux par la cloison formée de la duplicature du Dartos, ainsi que dans le véritable scrotum humain. Une autre singularité de cette pierre, c’est qu’on voit à sa partie supérieur une espèce de canal, rempli d’une substance spongieuse, assez semblable à une portion de l’urèthre. »[2]

(© Hernández et Salazar, 2020)

La description qu’il en fait est pour le moins sensuelle alors qu’on est en droit de se demander si il a jamais eu l’original entre les mains. En quelques dizaines d’années l’extrémité de fémur découverte par Plot est devenu le témoignage lithique de la virilité d’un humain géant.

La rigueur scientifique apportera une réponse plus censée un siècle plus tard. En 1871, John Phillips, dans Geology of Oxford and the Valley of the Thames, identifie ce fossile comme étant le fémur d’un grand mégalosaure ou d’un petit cétiosaure[3]. Le fossile, ou plutôt son illustration, est aujourd’hui attribuée au genre Megalosaurus[4], le tout premier genre de dinosaure créée par le paléontologue William Buckland en 1824, et à l’espèce Megalosaurus bucklandii, nommée en hommage à Buckland par le paléontologue anglais Gideon Mantell en 1827. Je ne parle ici que de l’illustration parce qu’on ne sait pas qui a vraiment pu voir ce fossile qui a disparu depuis bien longtemps. Aujourd’hui, même si le paléontologue anglais Darren Naish a pensé l’avoir retrouvé en 2020[5], tout ce que nous pouvons voir est une tentative de reconstitution en taille réduite par les artistes Carlos Iván Hernández et Miguel Ángel Salazar en 2020[6].

Qu’en dit Linné ?

Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Les règles du Code international de nomenclature zoologique, fondées sur les travaux du biologiste Carl von Linné publiés dans son Systema Naturae dès 1735, et plus particulièrement à partir de sa dixième édition en 1758, sont très claires. Le nom d’une espèce doit se présenter sous forme binominale (un mot pour le genre, un mot pour l’espèce) en latin. Lorsqu’une même espèce est nommée différemment, un système de priorité hiérarchise les synonymes avec une règle simple : celle de l’antériorité. Ici, Scrotum humanum est un nom linnéen valide (c’était la volonté de Brooks d’appliquer le système linnéen aux pierres), désignant la même espèce que Megalosaurus bucklandii … plus de 60 ans auparavant ! Selon toute vraisemblance, il s’agit donc du nom de la première espèce de dinosaure décrite et Megalosaurus bucklandii n’est qu’un synonyme plus récent.

C’est pour éclaircir cette histoire que le paléontologue britannique Beverly Halstead publie dans Journal of Insignificant Research[7] en 1970. Son collègue et ami William Sarjeant ira jusqu’à soumettre une pétition à la Commission internationale de nomenclature zoologique pour supprimer formellement le genre Scrotum en faveur de Megalosaurus. Le secrétaire de l’époque refuse de statuer pour plusieurs raisons. Il ne s’agit que de la légende d’une illustration, aucune preuve ne venant étayer la volonté de création d’un nouveau taxon. De plus, une règle particulière s’applique aux noms scientifiques n’ayant pas connu d’utilisation après 1899 au profit d’un synonyme plus récent utilisé de manière significative. La Commission internationale de nomenclature zoologique statue alors que le nom valide n’est pas donné selon le principe de priorité et le plus ancien est qualifié de nomen oblitum[8], de nom oublié. Scrotum humanum (Brookes, 1763) rejoint donc ce cercle aux cotés de Megalosaurus conybeari (Ritgen, 1826) qui n’avait, lui non plus, pas accéder à la popularité.

Scrotum humanum, Megalosaurus conybeari ou Megalosaurus bucklandii ? (© Raul Martin)

Priapolithes[9]

Alors que s’est-il passé dans la tête de Brookes ? S’agit-il simplement d’une liberté prise par l’illustrateur ?[10] Et Robinet ? Pensait-il vraiment qu’il s’agissait d’un scrotum ? Une chose est sûre, Robinet n’étaient pas le seul à voir des verges dans certaines pierres.

De la magie naturelle

Le médecin français et premier biographe de Descartes, Pierre Borel, en a fait un concept, les priapolithes, dans son ouvrage de 1649, Les Antiquités de Castres[11]. Dans cet ouvrage ainsi que dans Observations médicophysiques, Borel expose une conception des pierres comme étant vivantes. Il explique ainsi, sur le site du Puytalos, avoir observé des priapolithes de différentes tailles prouvant la croissance de celles-ci bien qu’elle ne soit pas visible à l’œil nu. Lorsqu’il en casse certaines, il y trouve une multitude de minuscules priapolithes comme s’il s’agissait de matrices contenant des fétus qui auraient été libérées plus tard dans le cadre d’un accouchement pierreux parturiunt[12]. C’est un véritable cycle de la vie cohérent que Borel pense voir sous ses yeux. Une pierre bien particulière vient d’ailleurs renforcer son raisonnement : le corail, dont la vie est particulièrement manifeste (effectivement !)[13].

« mais tout cela est peu de chose au prix de cette pierre icy, que nous pouvons appeller Priapolithes, car, outre sa figure, conforme au membre viril, si on la coupe on y trouve un conduit, au centre, plein de cristal, qui semble estre le sperme congelé ; aux uns on trouve des testicules attachez, d’autres sont couverts de veines, et d’autres montrent le Balanus, et sont rongez, comme estans eschapez de quelque maladie venerienne ; et mesme parmy eux se trouvent des pierres ayans la figure des parties honteuses des femmes, et quelques fois on les trouve joinctes ensemble, et quelques uns se trouvent de figure droite parmy ceux qui sont courbez. »[14]

Bien qu’il ne semble pas aller franchement sur ce terrain, toute cette conception s’appuie sur des traditions plus anciennes donnant des pouvoirs aux pierres suivant leur forme, leurs motifs naturels, leur évolution : c’est la théorie des signatures. Les semblables soignent les semblables. Ainsi, la Sagittaire à feuilles en flèche guérie les plaies occasionnées par les flèches … en raison de la forme de ses feuilles. Selon Pline, l’aétite contenant du callimum qu’elle finit par « accoucher », protège les accouchements[15]. C’est suivant cette théorie que Borel émet l’hypothèse que les priapolithes soignent ou tout du moins pourraient protéger des maladies vénériennes[16]. Certains avant lui, comme le philosophe et mathématicien Jérôme Cardan en 1555, n’hésitent pas à prêter des propriétés prophétiques à certaines pierres.

Le prêtre Jacques Gaffarel, avec son ouvrage Les Curiositez inoüyes (1629), va dans un sens connexe à celui de Borel (ou plutôt Borel semble aller dans un sens connexe à celui de Gaffarel) en expliquant le caractère magique de certaines pierres par leur vie. Pour exemple, d’après Pline, l’ophite, en raison de son apparence de peau de serpent, guérit des blessures infligées par ces animaux. Gaffarel explique le processus à l’œuvre. La pierre se nourrit du venin pour parfaire l’animalité indiqué par son apparence[17]. Gaffarel va même plus loin en affirmant que les pierres peuvent se changer en l’animal qu’elles représentent : « qui representent des serpents, scorpions & crapaux trouvent la nature du lieu propre & disposee à donner à la pierre ou à la matiere, sur laquelle elles sont, une qualité & nourriture convenable à la beste, dont elles portent l’image ; asseurément ces figures seront changées en vrays serpens, scorpions & crapaux vivans »[18]. Enfin, Gaffarel va jusqu’à affirmer que des dessins de la main de l’homme peuvent enclencher une animalité de la pierre suivant l’influence astral. La lithothréapie est bien vieille.

Petit entracte lexical. Diphys (1629) est un terme utilisé par Gaffarel pour des pierres représentant les deux sexes. Enorchis (Gaffarel, 1629), colita/colite (Lang, 1708), balanita, priapolithes (Borel, 1649) sont autant de noms créés pour parler des « figures des génitoires des hommes », du « membre viril », ou plus rarement des « parties honteuses des hommes ». A l’inverse, hysteraptera (Jerome Cadran, 1556), Hysterolithe et cunnolithe (Barrère, 1746) ne semblent désigner que les « parties honteuses des femmes ». Tout ce vocabulaire utilisé pour décrire des paréidolies de sexes semble en dire beaucoup sur la hiérarchie des genres aux alentours du XVIIe siècle.

Du brouillon de l’homme

Mais cette vision des choses n’est pas du tout celle défendue par Robinet. En 1768, Robinet voit dans cette pierre en forme de scrotum, un essai de la nature. L’idée est la suivante : la nature a fonctionné par essais/erreurs pour façonner l’être parfait : l’humain. La première idée (étonnante mais qui rejoins la conception de magie naturelle sur ce point) qui sous-tende cette hypothèse est une absence de volonté divine. Il n’y a pas de dieu créateur parfait et omnipotent. Il y a une nature avec une volonté, celle de créer l’être parfait. Pour cela, une multitude d’essais ont été nécessaires. Ces ratés sont trouvables partout sur terre, parmi les pierres et les êtres vivants. « Dans la suite prodigieusement variée des animaux inférieurs à l’homme, je vois la Nature en travail avancer en tâtonnant vers cet Être excellent qui couronne son œuvre »[19]. Ainsi, dans son chapitre sur les testicules fossiles appelées Orchis, Diorchis ou Triorchis suivant qu’elles soient par un, deux ou trois, il identifie le lieu de récolte de Plot comme « une montagne si féconde en ces forces de productions, qu’on pourroit la comparer à un attelier où la Nature a déposé quantité de modeles des différentes parties du corps humain. »[20]

Un autre point étonnant dans l’approche de Robinet est celui selon lequel « tous les êtres ont été conçus et formés d’après un dessin unique dont ils sont des graduations variées à l’infini ». Sur ce modèle, il identifie l’orang-outan comme étant une espèce intermédiaire entre le singe et l’humain[21]. On distingue une certaine idée de l’évolution. Il s’agit d’une vision excessivement anthropocentrique mais plus queer qu’on ne pourrait le croire puisque le stade ultime de la perfection semble être l’hermaphrodisme[22] … vite recadrée par une citation légèrement phallocratique de l’anatomiste allemand Lorenz Heister « Par ces parties [génitales] l’homme affermit son empire sur la moitié du genre humain. Elles sont le sceau de l’union et de la paix qui rend les familles heureuses »[23]. Rien que ça.

Pour soutenir ces hypothèses le naturaliste français Antoine Joseph Dezallier d’Argenville, puis Robinet, décrivent avec grand enthousiasme un priapolithe conservé en Saxe nommé Saxoniae cum appensis testibus[24]. Le plus beau fossile que l’on puisse voir d’après Dézallier d’Argenville. Evidemment, le choix et la précision des mots sont de mise pour partager la beauté phallique de ces fossiles. Quelques mots valent bien mieux que des fossiles. Villon[25] et Verlaine[26] ont de la concurrence.

Saxoniae cum appensis testibus, illustration issue de Considérations […] (© Robinet, 1768)

« Sa couleur est jaunâtre, son grain est gros ; & il a dans le milieu un canal rempli de matière cristalline, très relatif aux conduites de l’urètre, qui sont dans le membre viril. On y apperçoit à un bout la partie du gland percé dans son milieu, & les plis de la peau qui le recouvre ; à l’autre bout la forme des testicules est très apparente. Le Priapolite du Roussillon qu’on trouve dans les Pyrénées, est un simple cylindre de couleur jaunâtre, traversé par un autre canal cristallisé comme le précédent, imitant le canal de l’urètre, mais sans aucune figure de gland ni de testicules ; il y a seulement une apparence d’ouverture à l’une des extrémités. Celui de Castres en Languedoc, d’une couleur grisâtre, est semblable à celui du Roussillon. »[27]

« Le plus beau de tous les Priapolites est, sans contredit, celui dont je donne la figure planche III, n. 1. La ressemblance est aussi parfaite qu’on puisse la desirer. L’imagination n’a rien à y suppléer. Sa couleur est jaunâtre. On voit dans le milieu un canal rempli de matière cristalline, très relatif aux conduites de l’urethre, le gland percé à son extrémité, avec le prépuce qui le recouvre, les deux testicules bien formés & pendans à la racine de la verge. Comme j’ai vu ce Priapolite, je puis insister sur la fidélité de la figure & de la description »[28]

Des algues fossiles en forme de verges

Si les idées développées précédemment étaient bel et bien prégnantes, le consensus scientifique du XVIIIe siècle ne semble pas être de leur côté. Entre autre, l’entrée « priapolithe » de l’Encyclopédie précise qu’il ne s’agit que de stalactites ou de pyrites. Certains naturalistes, comme l’abbé botaniste français François Rozier (1734-1793) retourne même sur les lieux de récoltes de Borel et en tirent des conclusions sans appel. « Dans certains individus, il semble que la nature se soit étudiée à tracer des traits de ressemblance avec d’autres corps connus. Un naturaliste superficiel ne manqueroit pas d’y trouver des échantillons de beaucoup d’êtres organisés. Je ne suis donc pas surpris que Borel y ait remarqué des pieces de melons, d’écorce de citron, des coquilles, des os, des amandes, des rognons, &c. le tout pétrifié. Ces traits de ressemblance ne sont pas, cependant, si bien gravés, qu’on ne puisse, avec un peu d’attention, en apercevoir les défauts essentiels ; c’est ce qu’on verra lorsque j’en serai à l’énumération des pieces les plus curieuses, que des fouilles pénibles & réitérées m’ont procurées ; l’erreur ici me paroît comparable à celle des enfans qui, contemplant la forme capricieuse des nuages, y découvrent des vaisseaux, des châteaux, des personnages & tout ce qu’une imagination volage peut leur suggérer »[29].

Tel un Jean-Pierre Adam[30] des Temps modernes, et peut-être émoustillé par les descriptions produites par d’Argenville et Robinet, Rozier se prend au jeu et décrit à son tour un splendide priapolithe.

« une piece cylindrique qui mériteroit bien mieux le nom de priapolithe qu’aucune de celles qu’on a bien voulu décorer de ce titre ; elle représente un membre viril dans l’état d’érection, mais sans prépuce, car aucun de nos prétendus priapes n’offre seulement pas de vestige de cet opercule membraneux ; elle est parsemée de taches veineuses & rougeâtre, ce qui donne l’idée d’un gonflement sanguin ; un de ses bouts à l’apparence d’un vrai balanus ou gland boursoufflé, & de couleur aussi rougeâtre ; au centre de ce gland, est placée une fente perpendiculaire & entr’ouverte, qui, vers le bas est resserrée par une espece de frein. La fente communique avec un canal interne, qui paraît celui de l’urètre ; on ne peut pas en distinguer les parois, à cause de l’obscurité du lieu. »[31]

En réaction aux hypothèses rendant vivantes les pierres, de solides arguments n’ont pas tardés à être mis en avant pointant du doigt l’absence totale de début de preuve. Ici le chimiste et minéralogiste suédois Johan Gottschalk Wallerius : « Il y a des naturalistes qui prétendent que les minéraux ont une vie semblable à celle dont jouissent les végétaux ; mais personne n’ayant encore pu, jusqu’à présent, remarquer même à l’aide des meilleurs microscopes que ces substances eussent un suc contenu dans leurs fibres ou veines, personne n’ayant établi ce sentiment par quelques preuves ; et d’ailleurs, étant impossible de se former une idée de la vie en général sans un suc qui circule, on ne voit pas sur quel fondement on attribuerait une vie aux minéraux, à moins qu’on ne voulût appeler vivant tout ce qui a la faculté de croître et de s’augmenter ; en admettant cette supposition, il n’est pas douteux que l’on puisse dire que les minéraux vivent »[32]. Une hypothèse proto-anthropologique a même été émise en 1818 par Massol « une argile qui, pétrie à dessin par la main des hommes, s’est pétrifiée avec le temps dans les entrailles de la terre. […] le grand nombre de Priapolites dont ce coteau abonde ne peut que faire conjecturer qu’il exista jadis quelque petite temple consacré, soit à Priape, soit seulement à la nature. »[33]

Quelques mots pour finir

Aussi scabreux soit-il, cet épisode de l’histoire des sciences est riche en ce qu’il raconte de l’évolution de la démarche scientifique inscrite dans un cadre social et temporel particulier. Le discours développé à partir de simples concrétions calcaires d’origine algaire nous renseigne sur des siècles de construction des savoirs, de dualité entre intuition et critique, d’articulation entre religion et science, entre science et magie, entre la science et l’objectivité défendue, entre la science et la société dans laquelle elle est faite, entre la science et les humains masculins qui l’ont longtemps écrite.

A droite: Oesia disjuncta (Wikipédia, 2016) ; à gauche : illustration du mode de vie hypothétique d’Oesia (© Marianne Collins, 2016)

PS : Les algues et éponges ne sont pas les seuls organismes à pouvoir se fossiliser sous a forme d’un pénis[34]. C’est aussi (et encore plus) le cas de Oesia[35], un vers Hémichordés fossile identifié par le paléontologue américain Charles Doolittle Walcott en 1911 et ayant vécu durant le Cambrian moyen, soit il y a 509 à 497 millions d’années. Plus de 1000 spécimens ont été identifiés dans le lit des Grands Phyllopodes (Phyllopod bed) ainsi que sur le site de Marble Canyon, tous deux sites des mythiques schistes de Burgess. Il semble qu’il utilisait l’algue/tube organique sous-marins (l’identification est encore incertaine et change régulièrement) Margaretia[36] comme habitat et protection. Margaretia était planté verticalement dans le sol et pouvait mesurer jusqu’à 50 cm tandis que les vers Oesia ne mesuraient que 5 cm. Oesia se nourrissait des nutriments en suspension dans l’eau[37].

[1] Eric Buffetaut, Mémoires de naturalistes (Le cavalier bleu, Especes, 2018), p. 38

[2] Jean-Baptiste-René Robinet, Considérations philosophiques de la gradation naturelle des formes de l’être, ou les essais de la nature qui apprend à faire l’Homme (1768), p. 39 du pdf

[3] John Phillips, Geology of Oxford and the Valley of the Thames (Clarendon Press, 1871), p. 164

[4] Eric Buffetaut, Mémoires de naturalistes (Le cavalier bleu, Especes, 2018), p. 40

[5] Darren Naish, Robert Plot’s Lost Dinosaur Bone (Tetzoo, 2022)

[6] Carlos Iván Hernández et Miguel Ángel Salazar, Scrotum Humanum (2020)

[7] Lambert Beverly Halstead, “Scrotum humanum Brookes, 1763 — the first named dinosaur.”, in Journal of Insignificant Research 5(7):14-15, (1970) (je ne retrouve pas l’article, uniquement la référence)

[8] Wikipédia, Nomen oblitum (fr)

[9] Jean-Pierre Cavaillé, La vie sexuelle des pierres : les priapolithes et hysterapetrae de Pierre Borel (2019)

[10] Olivier Rieppel, The first ever described dinosaur bone fragment in Robinet’s philosophy of nature (1768) (Historical Biology, Volume 34, 2022 – Issue 5)

[11] Pierre Borel, Les antiquitez, raretez, plantes, mineraux, & autres choses considerables de la ville, & comté de Castres d’Albigeois : & des lieux qui sont à ses enuirons, auec l’histoire de ses comtes, euesq ues, &c. : et vn recueil des inscriptions romaines, & autres antiquitez du Languedoc, & Prouence : auec le roolle des principaux cabinets, & autres raretez de l’Europe : comme aussi le catalog des choses rares de Maistre Pierre Borel, Docteur en Medecine (1649)

[12] Jean-Pierre Cavaillé, La vie sexuelle des pierres : les priapolithes et hysterapetrae de Pierre Borel (2019)

[13] Jean-Pierre Cavaillé, Ibid

[14] Pierre Borel, Les Antiquitez de Castres (1649, édition de 1868), p. 81

[15] Jean-Pierre Cavaillé, La vie sexuelle des pierres : les priapolithes et hysterapetrae de Pierre Borel (2019)

[16] Jean-Pierre Cavaillé, Ibid

[17] Jean-Pierre Cavaillé, Ibid

[18]  Jacques Gaffarel, Les Curiositez inoüyes (1629)

[19] Jean-Baptiste-René Robinet, Considérations philosophiques de la gradation naturelle des formes de l’être, ou les essais de la nature qui apprend à faire l’Homme (1768), p. 3 (p. 9 du pdf)

[20] Jean-Baptiste-René Robinet, Ibid, p. 39 du pdf

[21] Eric Buffetaut, Mémoires de naturalistes (Le cavalier bleu, Especes, 2018), p. 42

[22] Eric Buffetaut, Ibid, p. 42

[23] Jean-Baptiste-René Robinet, Considérations philosophiques de la gradation naturelle des formes de l’être, ou les essais de la nature qui apprend à faire l’Homme (1768), p. 37 du pdf

[24] Ça ça n’est pas un nom linnéen valide !

[25] François Villon, Ballades en argot homosexuel (1461)

[26] Paul Verlaine, Hombres (1891)

[27] Jean-Pierre Cavaillé, La vie sexuelle des pierres : les priapolithes et hysterapetrae de Pierre Borel (2019)

[28] Jean-Baptiste-René Robinet, Considérations philosophiques de la gradation naturelle des formes de l’être, ou les essais de la nature qui apprend à faire l’Homme (1768), p. 40 du pdf

[29] François Rozier, Observations sur la physique, sur l’histoire naturelle et sur les arts (1778) p. 141-142

[30] Jean-Pierre Adam à propos des « découvertes » de Maurice Châtelain (Antenne 2, 1975)

[31] Vuillemin 2009 in Jean-Pierre Cavaillé, La vie sexuelle des pierres : les priapolithes et hysterapetrae de Pierre Borel (2019)

[32] Wallerius 1753 : 1-2 in Jean-Pierre Cavaillé, La vie sexuelle des pierres : les priapolithes et hysterapetrae de Pierre Borel (2019)

[33] Jean-Pierre Cavaillé, La vie sexuelle des pierres : les priapolithes et hysterapetrae de Pierre Borel (2019)

[34] Emily Chung, Penis-shaped fossils from Canadian Rockies solve century-old mystery (CBC News, 2016)

[35] Wikipédia, Oesia (en)

[36] Wikipédia, Margaretia (en)

[37] Wikipédia, Oesia (fr)

Connaissez-vous les iguanodons de Bernissart ?

Cette année 2023 aura été l’occasion pour moi de visiter l’Institut royal des sciences naturelles de Belgique. Le lieu est gigantesque, les collections riches et la muséographie originale: immenses cages de verre et exposition de fossiles à même le gisement à titre d’exemple. Cette visite aura été pour moi l’occasion de découvrir le patrimoine paléontologique belge, notamment la faune de Bernissart et ses iguanodons.

Un des iguanodons de Bernissart par Gustave Lavalette (The Royal Belgian Institute of Natural Sciences)

Tout commence en 1878. La paléontologie n’en est qu’à ses balbutiements. La Bone Wars américaine opposant Cope et Marsh vient à peine de débuter[1], et en Belgique une découverte majeure est sur le point de se produire.

Au fond de la mine[2]

Dans la province du Hainaut, en Belgique, le 28 février 1878, Jules Créteur et Alphonse Blanchart, deux ouvriers de la Société Anonyme des Charbonnages de Bernissart creusent un bouveau à 322m de profondeur. Comme régulièrement, ils se retrouvent bloqués dans une zone instable. Ils en informent immédiatement leur supérieur, lui-même faisant remonter l’information à un ingénieur, Léon Latinis, et au directeur des charbonnages de Bernissart, Gustave Fagès. Après une visite au fond de la galerie, ordre est donné de continuer à creuser. Ce n’est qu’un mois plus tard que les ouvriers arrivent enfin à bout de cette couche d’éboulis.

Nouvelle descente au du bouveau le 5 avril, plusieurs fossiles y sont récoltés. L’ingénieur Latinis les identifie comme étant des branches d’arbres. Le directeur Fagès n’est pas de cet avis et y voit des ossements de gros animaux. Il décide de suspendre toute activité dans le bouveau.

S’en suivent plusieurs « expertises ». Un médecin local, le Docteur Lhoir, semble avoir jeté un fragment fossile dans le feu et, voyant qu’il s’enflammait, de conclure qu’il s’agissait effectivement d’ossements et non de bois. Le 7 avril, le directeur Fagès envoie l’ingénieur Latinis montrer les ossements au géologue François-Léopold Cornet. Celui-ci étant absent, c’est son fils qui fera la commission. Trois jours plus tard, Cornet envoie un fossile de Bernissart, possiblement une dent, au zoologiste Pierre-Joseph Van Beneden, enseignant à l’université de Louvain et étudiant les baleines fossiles de la région d’Anvers depuis une vingtaine d’années.

Pendant ce temps, le directeur Fagès se déplace à Mons le 12 avril pour faire part de la découverte à l’ingénieur principal de l’Administration des Mines, Gustave Arnould. Celui-ci fait suivre l’information au directeur du Musée royal d’Histoire Naturelle de Belgique, Edouard Dupont, en demandant l’intervention d’un contrôleur des ateliers du Musée, Louis-François De Pauw.

Le 13 avril, nouvelle descente dans le bouveau. Le préparateur De Pauw, l’ingénieur principal Arnould, le directeur Fagès et l’ingénieur Latinis sont présents. Une patte fossilisée est découverte et remontée à la surface. Le fossile, plein de pyrites, se dégradent rapidement à l’air libre. De Pauw comprend et prend rapidement en compte ce processus de fragilisation. C’est lui qui supervisera les fouilles, l’extraction, la préparation et la conservation des fossiles. Les premières caisses de fossiles partent pour le Musée royal d’Histoire Naturelle de Belgique dès le 18 avril.

Bone wars, édition belge[3]

Le 7 mai, le zoologiste Pierre-Joseph Van Benden, qui n’a jamais mis un pied à la mine et n’est même pas en contact avec la société de charbonnages, annonce publiquement et officiellement la découverte durant une séance de l’Académie royale de Belgique. Il précise que la découverte a été faite par l’ingénieur Latinis, un comble puisqu’il a toujours identifié les fossiles comme des morceaux de bois, et qu’il s’agirait, notamment en se basant sur l’émail des dents, d’Iguanodons. Il semblerait que Van Benden se soit précipité, et approprié, cette découverte un peu rapidement. Edouard Dupont, directeur du Musée royal d’Histoire Naturelle de Belgique, et le directeur Fagès sont furieux !

Les tensions entre le directeur Fagès et l’ingénieur Latinis sont vite soldées : Latinis est renvoyé des charbonnages de Bernissart le 4 octobre 1878.

Une nouvelle annonce officielle de la découverte des Iguanodons de Bernissart est faite le 19 mai 1878 lors d’une session extraordinaire de la Société de Belgique par le géologue François-Léopold Cornet. Cette annonce est soutenue par Dupont et Fagès. Cornet ne se concentre que sur le contexte géologique de la découverte.

En août, Van Beneden retourne à De Pauw les fossiles envoyés par Cornet. Malgré ses nombreuses demandes, Van Beneden n’en reverra qu’un, sous forme de moulage, Edouard Dupont refusant strictement de lui envoyer les ossements. Van Beneden est outré. L’étude des iguanodons de Bernissart est confié au jeune naturaliste George Albert Boulenger.

Le 12 octobre, Dupont communique officiellement sur la découverte des Iguanodons et l’avancement des fouilles. Il en profite pour remercier Fagès pour sa collaboration. Quelques mois plus tard, Dupont va même jusqu’à écrire au Ministre de l’Intérieur pour faire décorer Fagès du titre de « Chevalier de l’Ordre de Léopold », et les mineurs Ballez, Motuelle et Créteur de la médaille de seconde classe.

En 1881, les premières analyses des Iguanodons par Boulenger sont publiées. Les Iguanodons de Bernissart sont différents des Iguanodons anglais déjà décrits par le paléontologue allemand Hermann von Meyer en 1832. Boulenger propose donc la création d’une nouvelle espèce, Iguanodon bernissartensis dans un article qu’il soumet à l’Académie royale de Belgique. Entre temps, Van Beneden a été nommé directeur de la Classe des Sciences de l’Académie royale de Belgique. C’est lui, et Cornet, qui sont chargés de relire l’article de Boulenger. Non seulement l’article n’est pas publié, mais il est sévèrement critiqué par Van Beneden qui réagence à sa guise la part qu’il a prise dans la découverte des Iguanodons de Bernissart. Ecoeuré, Boulenger quitte la Belgique pour un poste au British Museum de Londres en 1881.

Son successeur est un jeune ingénieur des mines, Louis Dollo. Il publie rapidement dans le Bulletin du Musée Royal d’Histoire Naturelle de Belgique un article appuyant les observations de Boulenger. La même année, Louis de Pauw et son équipe terminent l’assemblage complet du premier spécimen (holotype de Iguanodon bernissartensis) d’Iguanodon dans la chapelle Saint Georges du Palais Nassau. Il est visible par le grand public dans une cage en verre dès l’année suivante, 1883, dans la cour du Musée royal d’Histoire Naturelle de Belgique. Le cartel indique une découverte faite par M. Fagès.

Van Beneden ne l’entend pas de cette oreille et en fait part à l’Acadamie Royale de Belgique en ces mots. « Je considère cette mention, qui attribue la découverte de cet animal fossile à l’agent de charbonnage de Bernissart, comme contraire à la vérité et de nature à induire le public en erreur. Si je n’entretenais pas l’Académie de cette mention erronée, mon silence pourrait être considéré comme un abandon des titres que je crois avoir à cette découverte. […] La première détermination a donc été faite par moi et je suis en droit de revendiquer la découverte scientifique. […] M. Fagès pouvait parler dans le registre des rapports journaliers, de fragments de fossiles, mais il ne les connaissait pas, puisqu’il désirait avoir l’avis de notre savant confrère M. Cornet sur la nature de ces objets. Les pêcheurs qui apportent un poisson nouveau au marché, ou les marins qui sont chargés d’alimenter les stations zoologiques et qui remettent entre les mains des naturalistes des formes nouvelles ou qui n’ont pas encore été observées dans ces parages, peuvent-ils disputer la découverte de ces nouveautés au naturaliste qui les étudie, les siège par leur nom et leur assigne par là leur véritable rang dans la science ? M. Fagès n’a fait que constater la présence de fossiles, qui ont ensuite été extraits par M. De Pauw. Je ne veux pas, pour le cas actuel, entrer dans plus de détails au sujet de la rencontre et de l’extraction des iguanodons ; je me bornerai à constater qu’il y a ici une découverte scientifique et que cette découverte n’a été faite que le jour où ces ossements ont été reconnus comme appartenant au remarquable Dinosaurien qui a reçu le nom d’Iguanodon. »

La réponse de Fagès ne se fait pas attendre mais est mise aux archives aussitôt en raison d’attaques personnelles blessantes. Dupont contre-attaque, puis c’est au tour de Van Beneden de répondre et ainsi de suite. Il est à noter la position délicate de Dupont. La collaboration de dirigeants de sociétés de charbonnages est cruciale pour la paléontologie de l’époque. Fagès aurait pu creuser à travers ce trésor mésozoïque. Il est fort probable que la reconnaissance du travail de Fagès soit aussi un signal fort à tout autre gérant de charbonnages quant à de potentiels futures découvertes. Las de ces tensions, le secrétaire général de la Classe des Sciences de l’Académie royale de Belgique classe la discussion comme épuisée en 1883.

Si la paternité scientifique de la découverte d’Iguanodon bernissartensis est attribuée à Van Beneden pour avoir été le premier à publier à propos des Iguanodons de Bernissart et à Boulenger pour avoir été le premier a décrire l’espèce, il semblerait que ce soit l’ouvrier Jules Créteur qui soit passé à la postérité dans la culture populaire du Hainaut Belge.

La première d’une longue histoire

Donald Johanson portant un moulage du crane de Lucy (Tom Story / ASU file)

Cette histoire n’est pas sans en rappeler d’autres. La question de la paternité (maternité ?) d’une découverte scientifique est toujours brulante. Le 22 juin 2022 décédait le père de Lucy, le paléontologue Yves Coppens. Professeur émérite au Muséum national d’histoire naturelle et au Collège de France, Yves Coppens est particulièrement connu pour avoir découvert, le 24 novembre 1974, sur le site de Hadar en Etiopie, les restes fossilisés d’un australopithèque datant de 3,18 millions d’années. Cette australopithèque a été baptisée Lucy en référence au morceau Lucy in the Sky des Beatles que les étudiants et le professeur écoutaient le soir, autour d’une feu. Seulement voilà, Yves Coppens n’a rien découvert en novembre 1974 dans le Hadar. Le géologue Maurice Taieb, découvreur du site et à l’origine des campagnes de fouilles, raconte cette histoire dans le cadre d’un travail réalisé par Nicolas Belnand & Johan Girod et encadré par Richard Monvoisin[4] [5]. Coppens n’était pas sur place et n’avait pas financé les fouilles. Il ne viendra sur le site de fouilles que l’année suivante. Son nom n’a été associé qu’en raison de statut de co-directeur pour lequel il ne s’est que peu investi selon les dires de Taieb. Bien que la découverte soit officiellement attribuée au paléontologue américain Donald Johanson (co-directeur lui aussi, et présent sur place), il semblerait que le premier fragment ait été découvert par son doctorant, Tom Gray, qui a complétement disparu de l’article de présentation de la découverte dans Nature[6] (et qui semble avoir disparu du circuit scientifique). Michel Decobert, cartographe au CNRS et membre du projet (mais était-il sur place ?) écrit même sur le site du Centre Européen de Recherche et d’Enseignement des Géosciences de l’Environnement (CEREGE) que c’est Dato, l’ancien guide Afar de Taieb qui aurait découvert le premier fragment avant de le montrer au doctorant[7]. Yves Coppens n’arrive que plusieurs mois plus tard, lors d’une conférence de presse en France. Le contraste est saisissant quand on écoute Yves Coppens raconter les conditions de fouilles difficiles[8] (auxquelles il n’a pas participé[9]), et le silence assourdissant concernant le travail des Éthiopiens, jusqu’au nom donné aux restes fossiles, Dinqnesh (ድንቅ ነሽ), aujourd’hui passé sous silence.

Sortir de la mine[10]

L’objectif de De Pauw est complexe : ramener depuis 322 m de fond des squelettes entiers de dinosaures remplis de pyrites. Pour cela, il est assisté de Gustave Sonnet (surveillant des galeries du Musée royal d’Histoire Naturelle de Belgique), d’Auguste Vandepoel (mouleur pour le Musée royal d’Histoire Naturelle de Belgique), de Ballez, Motuelle et Pierrard (mineurs expérimentés) ainsi que de 6 autres mineurs dont Créteur et Blanchard.

A partir du 15 mai 1878, chaque jour, l’équipe descend à 322 m de profondeur à 5h30 pour y repérer, dégager et préparer l’ascension des fossiles à l’air libre. Ils ne remonteront qu’à 12h30. Chaque samedi, un rapport est fait à Dupont par De Pauw. Le protocole mis en place par De Pauw est le suivant. La face visible des ossements est mise à nu, recouverte de papier mouillé ou d’une feuille d’étain puis recouverte de plâtre sur 5 à 10 cm d’épaisseur. On dégage la partie opposée des fossiles avant de leur faire subir le même enveloppement. Le bloc est alors cerclé de fer et de nouveau plâtré. De façon à pouvoir réassembler les squelettes, on assigne à chaque bloc une lettre et un chiffre. Aussi, un plan des fouilles et de l’emplacement des différents squelettes est tenu Gustave Sonnet. Les blocs (de 0,5 à 2 m de long) sont ensuite envoyés à Bruxelles. La technique est toujours utilisée de nos jours[11]. Le paléontologue Vincent Reneleau documentait l’utilisation d’une technique très similaire lors d’une expédition au Niger dirigée par le paléontologue américain Paul Sereno[12].

A partir de 15h, l’équipe se retrouve sur un terril et effectue un tri des argiles remontés du fond de la mine. De gros blocs peuvent être repérés à 322 m de profondeur. Par contre, les petits fossiles passent inaperçus dans la pénombre de la mine.

Le séisme du 26 août 1878 marque le début d’une pause dans l’exploitation de la mine fossilifère. En effet, une partie de la galerie s’effondre, sans dégâts humains, et l’eau commence à s’infiltrer. Le 22 octobre la galerie est complétement inondée. L’équipe est contrainte de remonter à la surface, abandonnant outils et blocs en préparation. La galerie est désormais trop dangereuse. Les travaux sont suspendus.

Les fouilles reprennent le 12 mai 1879 après que l’ingénieur Antoine-Joseph Sohier (successeur de Latinis) ait sécurisé la galerie avec un nouveau cuvelage. La galerie est même prolongée, sans grand succès. L’année 1881 verra la création d’une nouvelle galerie creusée à 356 m de profondeur. Trois Iguanodons en seront sortis mais le fond du cran est touché. C’est aussi le moment que l’Etat belge choisi pour mettre fin au financement du projet.

En trois ans de fouilles, et pour la première fois au monde, c’est une quarantaine de squelettes dont une trentaine de squelettes complets et articulés d’Iguanodons ainsi que de plusieurs milliers de poissons, plusieurs milliers de plantes, mais aussi quelques crocodiles, tortues et insectes vieux de 125 millions d’années qui sortiront de la mine. Les fouilles s’arrêteront, dit-on par manque de place de stockage[13], mais aussi en raison du gouffre financier qu’elles étaient devenues pour l’Etat[14] et y laissant encore au moins 200 Iguanodons[15].

Entrée au musée

Equipe de montage du premier squelette d’Iguanodon de Bernissart dans la chapelle St Georges à Bruxelles en 1882, sous la direction de Louis Dollo. (Aimé Rutot, 1882)

C’est durant les quelques mois de pause forcée par le tremblement de terre de 1878 que De Pauw rentre à Bruxelles et commence la préparation et le montage du squelette de l’individu A (premier Iguanodon découvert mais endommagé par les mineurs creusant le bouveau) dans la Chapelle Nassau, faisant alors parti intégrante des ateliers du Musée royal d’Histoire Naturelle de Belgique. Si De Pauw a monté un protocole pour extraire les ossements sans qu’ils s’abiment, il en a aussi monté un pour les préparer et les conserver. On nettoie d’abord le fossile de son argile avant de l’enduire de colle forte. Il y verse ensuite une préparation gélatineuse de sa confection à base de colle forte et de colle d’os de Lyon, le tout trempé dans une préparation saturée d’acide arsénieux, chauffé et agrémenté d’alcool et d’essence de clou de girofle. Cette gélatine doit imprégner les os. Le surplus est enlevé dans un four une heure après l’application. Les pyrites sont enlevées et remplacées par du carton-pierre, mélange de papier de soie bouillie, de colle de peau versée à chaud, d’argile et de craie[16]. De nos jours, on peut lire au détour d’un cartel du Musée royal d’Histoire Naturelle de Belgique que les ossements étaient ensuite couverts de feuilles d’étain pour les stocker en les protégeant de l’humidité.

Les squelettes sont exposés au public progressivement à partir de 1883. Les ossements sont assemblés sur des armatures métalliques démontables toujours utilisées de nos jours. D’abord dans une cage de verre dans la cour du Musée royal d’Histoire Naturelle de Belgique, ils seront par la suite exposés au sein du musée sans protection, puis au sein du musée sous cages de verre. Les problèmes de conservation des ossements exposés débutent dès le mois de juillet 1883. La gélatine de De Pauw fond. Par la suite, les ossements subissent les fluctuations de température et d’humidité lors de leur exposition au sein du musée, sans protection, pendant 30 ans. De 1933 à 1937, les squelettes sont alors démontés et chaque ossement plongé dans un mélange d’alcool et de gomme Shellac. Les ossements, fortifiés et obscurcis par le mélange, sont remis en place dans des cages dont la température et l’humidité sont maintenus constantes. Une dernière (pour le moment) campagne de restauration a eu lieu à partir de 2003. Après une restauration en profondeur des ossements, ceux-ci ont été imprégnés d’acétate de polyvinyle dissous dans de l’acétone et allongée avec du méthanol, les cassures recollées avec des colles fortes (cyanoacrylates et résines adhésives époxydes) et les fissures rebouchées avec une pâte durcissante à base de titane.

Muséographie en 2023, les fossiles en position de gisement (Noé Ciscki)

Leur position d’exposition a été inspiré par celle des kangourous et des casoars. Si la comparaison semblait pertinente à l’époque, elle ne l’est plus aujourd’hui. Cette position a tout de même perduré. Les coûts, à la fois financiers et en termes de préservation des ossements étant trop élevés. Les iguanodons sont toujours visibles au Musée royal d’Histoire Naturelle de Belgique aujourd’hui, certains d’entre eux en « position de vie » dans de grandes cages en verre et une autre partie en position de gisement, mise en scène originale et intéressante.

Paléontologie en temps de guerre[17]

A partir du 13 octobre 1914, Sainte-Adresse (France), par une étonnant système de bail, est la nouvelle capitale belge. En effet, en ce début de Première Guerre Mondiale, la Belgique est presque totalement occupée par les Allemands, forçant le gouvernement à se replier. Quelques mois plus tard, les Iguanodons de Bernissart sont en passe de devenir un trophée de guerre. C’est le professeur de géologie et de paléontologie allemand Otto Jaekel, alors en poste au sein d’un régiment de réserve à Bruges (Belgique), qui imagine l’opération. Pour récupérer les Iguanodons de Bernissart, il trouve des soutiens : le riche industriel allemand Gustav Krupp von Bohlen und Halbach (que l’on retrouvera quelques décennies plus tard sur le banc des accusés durant le procès de Nuremberg[18]), le Gouvernorat général allemand impérial de Belgique à Bruxelles et même l’empereur Guillaume II en personne !

Les Iguanodons de Bernissart ont été prêtés pour des expositions au Japon (Tokyo, Nagoya, Osaka), à l’Espagne (Barcelone) et à Valenciennes.

Les mois avancent et le projet aussi. En septembre une demande est faite pour creuser une nouvelle galerie à 340 m de profondeur. La société de charbonnages de Bernissart et le Museum refusent les demandes. Jaekel voudrait passer outre les autorisations belges mais l’enjeux est trop important, l’approvisionnement de l’armée allemande en charbon est primordial. Le deal est simple, tout iguanodon découvert est susceptible d’être envoyé dans un musée allemand et financera les fouilles de Bernissart. Les fouilles recommencent le 10 mai 1916 et la nouvelle galerie est creusée à partir de juillet 1916. Le chantier avance doucement, tout est bon pour le faire ralentir. Finalement les travaux cessent définitivement le 11 octobre 1918. Le cran fossilifère n’est même pas atteint.

Quelques années plus tard, durant la Seconde Guerre Mondiale, les iguanodons sont transférés dans la cave du Musée royal d’Histoire Naturelle de Belgique pour leur protection, mais l’humidité qui y règne les obligera à retourner rapidement au sein du musée.

Bernissart : plus de 200 iguanodons morts, que s’est-il passé ?[19]

Pour expliquer ce cimetière d’Iguanodons, plusieurs hypothèses peu étayées ont été avancées : enlisements, noyades, chutes et combats en tout genre. Toutefois, les travaux du laboratoire UMons apportent quelques pistes géologiques intéressantes.

D’abord, le Cran aux Iguanondons, contexte géologique dans lequel ils ont été découverts, est un phénomène connu des géologues. Il s’agit d’un puit naturel. Une masse d’argile remplis une entaille en forme d’entonnoir au sein de terrains houillers. Pour le cas du Hainaut belge et du nord de la France, les terrains houillers reposent sur d’épaisses formations calcaires contenant des couches d’anhydrite. C’est la dissolution de ce minéral qui crée cavités, puis des effondrements en profondeur. Au fur et à mesure des effondrements, ces cavités remontent à la surface (ou stagnent).

L’effondrement du sol en surface est intervenu peu de temps avant la formation du gisement des iguanodons. Aussi, nous savons, par le chantier de fouilles de Bernissart et un forage réalisé en 2002-2003, que les circonstances ayant conduit à la mort de milliers d’animaux se sont produites à 4 reprises. De plus, une étude sur les pollen conclue à une datation entre 128 et 125 millions d’années[20].

Il semblerait possible que des échanges chimiques typiques de ce contexte géologique aient entrainés des libérations importantes et brutales de sulfure d’hydrogène (H₂S). La présence massive de pyrite et les difficultés de ventilation de la société de charbonnages de Bernissart, notamment concernant le sulfure d’hydrogène semblent appuyer cette hypothèse nécessitant encore d’autres travaux. A l’heure actuelle, l’intoxication semble donc la piste la plus solide.

[1] Noé Ciscki, De Villers-sur-Mer à Philadelphie : éthique, conservation et constructions des connaissances paléontologiques (2022)

[2] Pascal Godefroit, La côte du Père Adam in Il y a 140 ans, la découverte des Iguanodons de Bernissart, Revue française de paléontologie Fossiles, Hors-série VIII, 2017

[3] Pascal Godefroit, La guerre des os : qui a découvert les Iguanodons de Bernissart ? in Il y a 140 ans, la découverte des Iguanodons de Bernissart, Revue française de paléontologie Fossiles, Hors-série VIII, 2017

[4] Richard Monvoisin, Avoir un bon Coppens (2022)

[5] Nicolas Belnand & Johan Girod, Critique du traitement médiatique de la découverte de Lucy ou la mise en évidence d’une figure d’autorité erronée (2009)

[6] Donald Johanson & Maurice Taieb, Plio-Pleistocene hominid discoveries in Hadar, Ethiopia, Nature, vol. 260, p. 293-297 (1976)

[7] Michel Decobert, Lucy, trois millions d’années plus tard … (CEREGE, 2021)

[8] Rex Dalton, The history man, Nature, vol. 443,‎ 21 septembre 2006

[9] Joël Leblanc, Le père de Lucy, vraiment ? (L’actualité, 2022)

[10] Pascal Godefroit, Les iguanodons de Bernissart : de la mine au musée in Il y a 140 ans, la découverte des Iguanodons de Bernissart, Revue française de paléontologie Fossiles, Hors-série VIII, 2017

[11] On peut aussi aller voir les techniques mises en place par John Hatcher, Noé Ciscki, John Hatcher a-t-il découvert un dinosaure qui n’existe pas ? (2023)

[12] Vincent Reneleau, Tweet (2022)

[13] Patrice Lebrun, Editorial in Il y a 140 ans, la découverte des Iguanodons de Bernissart, Revue française de paléontologie Fossiles, Hors-série VIII, 2017

[14] Pascal Godefroit, Les iguanodons de Bernissart : de la mine au musée in Il y a 140 ans, la découverte des Iguanodons de Bernissart, Revue française de paléontologie Fossiles, Hors-série VIII, 2017

[15] Jean-Marc Baele, Séverine Papier, Thierry Martin & Olivier Kaufmann, L’hécatombe de Bernissart : réouverture du dossier avec le projet Cold Case in Il y a 140 ans, la découverte des Iguanodons de Bernissart, Revue française de paléontologie Fossiles, Hors-série VIII, 2017

[16] Wikipédia, Carton-pierre

[17] Pascal Godefroit, Les iguanodons de Bernissart : de la mine au musée in Il y a 140 ans, la découverte des Iguanodons de Bernissart, Revue française de paléontologie Fossiles, Hors-série VIII, 2017

[18] Wikipédia, Gustav Krupp von Bohlen und Halbach

[19] Jean-Marc Baele, Séverine Papier, Thierry Martin & Olivier Kaufmann, L’hécatombe de Bernissart : réouverture du dossier avec le projet Cold Case in Il y a 140 ans, la découverte des Iguanodons de Bernissart, Revue française de paléontologie Fossiles, Hors-série VIII, 2017

[20] Johan Yans et al., Implications paléontologiques et géodynamiques de la datation palynologique des sédiments à faciès wealdien de Bernissart (bassin de Mons, Belgique) (2005)

Quelques mots sur Le Voyage au pôle Sud de Luc Jacquet

Écologue de formation, Luc Jacquet découvre le contient Antarctique en 1992 lors d’une mission ornithologique du CNRS. C’est aussi lors de cette mission qu’il est initié à l’utilisation de caméras et à la réalisation. Depuis, il a réalisé plusieurs documentaires autour de l’écosystème antarctique dont, La Marche de l’Empereur en 2005, oscarisé en 2006.

(Luc Jacquet)

Débutant en Terre de Feu, Le Voyage au pôle Sud documente son retour, 30 ans plus tard, sur le continent antarctique. Contrairement à l’affiche, le film est en noir et blanc. La photographie est sublime. Chaque plan est à couper le souffle. La bande-son est splendide. La balance entre field recordings et effet sonore est parfois difficile à identifier. Une lecture plus précise du générique permettrait surement de répondre à cette question.

(Luc Jacquet)

Sans grande surprise c’est un film du silence. On y est baigné, petit à petit, et on s’y sent bien. Le retour à la ville n’est pas très agréable.

Le film tient plus de l’illustration poétique du carnet de voyage que du documentaire à proprement parler. Il s’agit plus de contemplation d’un infini sauvage qui est devenu bien rare que d’un discours pédagogique. À noter quelques références bibliographiques apparaissant ici et là : Penser comme un iceberg de Olivier Remaud, Le Voyage de Charles Baudelaire (?) et quelques autres que je n’ai pas réussi à identifier.

Amundsen au pôle Sud le 14 décembre 1911 (AFP)

C’est aussi une histoire de tension forte entre volonté de découverte, de conquête et de conservation. Un hommage aux hommes, notamment Magellan, mais aussi tous ceux qui ont entamé l’aventure de la conquête du pôle est fait. Je le comprends et le partage. Une telle entreprise, dès le XVIème siècle force le respect. Mais où s’arrête la découverte et où commence la conquête d’un territoire ? Avec le recul de plusieurs milliers d’années d’histoire humaine, l’ignorance de tels territoires n’est-elle pas la meilleure façon de les protéger ?

Toute la question centrale est ici : la volonté de se réfugier dans un espace vierge de toute humanité. C’est un sentiment que je partage et j’ai bien peur que ce sujet ne soit bientôt plus possible à traiter. Il y a déjà 16 ans, Werner Herzog tournait Encounters at the End of the World, en partie autour des activités humaines en Antarctique. Son ciel y est surement déjà défiguré par Elon Musk.

À l’écoute du massif de Saint-Gothard

Le premier Pont du Diable

Gotthard Transect est un projet universitaire de field recordings réalisé par l’Institute of Landscape and Urban Studies, rattaché à la chaire de paysage du professeur Christophe Girot de l’École polytechnique fédérale de Zurich.

Gotthard est l’appellation usitée en suisse romande pour désigner le massif du Saint Gothard. Cette zone montagneuse, lieu de résistance contre les Habsbourg, et « berceau historico-mythique de la Confédération »[1] Suisse fascinent de nombreux voyageurs au XVIIIème siècle jusqu’à la considérer plus haute montagne des Alpes et cœur de l’Europe, d’où tous les fleuves prenaient leur source[2]. Même si ce n’est pas tout à fait le cas, les plus hauts cols s’élèvent tout de même à plus de 3 000 mètres d’altitude et elle est toujours surnommée le « château d’eau de l’Europe » de par sa proximité avec les glaciers des Alpes. Le Rhin, le Rhône, l’Aar et le Tessin y prennent leur source. C’est aussi un axe automobile et ferroviaire important. Entouré de légendes, le Pont du Diable est d’abord édifié en bois au XIIème siècle, puis en pierre à la toute fin du XVIème. Lourdement endommagé durant la guerre de la deuxième coalition, il s’effondrera, inutilisé, le 2 août 1888. Au XIXème siècle, c’est la première percée, le premier tunnel. Le plus grand tunnel ferroviaire de l’époque ! Aujourd’hui, ce sont deux ponts (construits respectivement en 1830 et 1956) et trois tunnels (construits en 1881, 1980 et 2016) qui permettent de traverser le col.

« Nous comprenons le son comme un élément primordial de la structure spatiale et de la qualité esthétique d’un paysage. En combinant un travail de terrain expérimental avec un laboratoire de son 3D, nous analysons, remodelons et recomposons des espaces sonores. »

Le long d’une ligne traversant le massif, un transect, les étudiants nous emmènent, en 4 étapes, durant 40 minutes à travers le paysage, la roche et leur histoire. Lors d’un voyage en train, que ce passe-t-il derrière les parois d’un tunnel perçant la montagne ? Le son est une piste pour accéder à cette réalité. Au fil des enregistrements, on retrouve tout : le vent, la pluie, les écoulements d’eau, les animaux et l’activité humaine. Ces enregistrements sonores sont bien plus riches en informations que l’on ne pourrait le croire. Comme souvent, les field recordings interrogent la place de l’humain dans la nature. L’écoacousticien, enseignant-chercheur au Muséum national d’Histoire naturelle, Jérome Sueur tirait le bilan des écoutes effectuées dans une forêt du Haut-Doubs, « au cœur d’une des forêts les plus sauvages de Métropole, il y a des bruits d’avion dans 75 % de nos séquences enregistrées »[3]. C’est terrifiant. Nous n’entendons plus ces bruits, mais ils existent, ils sont bien là. Leur écoute est une façon de les mettre en relief et, peut-être, de déclencher une Nième prise de conscience. Ici, les sons, magnifiquement terribles, de l’eau s’écoulant ne peuvent pas être sans évoquer la fonte des glaciers. « Les glaciers sont condamnés par notre trajectoire climatique actuelle » (Fanny Brun, glaciologue)[4]. Ces échantillons ne sont donc que les témoins d’un environnement fragile et en danger qui risque de ne pas être préserver.

À ces échantillons acoustiques sont associés 4 livrets photo correspondant aux 4 faces des deux cassettes. Un bel objet, archives des diversité sonores et visuels du Gotthard en 2022.


[1] Isabelle Eichenberger, Plus qu’un col, le Gothard est un symbole national (SwissInfo, 2010)

[2] Benno Tuchschmid & Aargauer Zeitung, Le Gothard est un symbole d’ouverture (SwissInfo, 2016)

[3] Yves Sciama, Pollution sonore : le bruit, ce tueur invisible (Sciences et Vie, 2022)

[4] Victor Vasseur, Plus de 35°C en montagne : dans les Alpes, « les glaciers sont déjà condamnés » (France Inter, 2023)

Le cœlacanthe, roi de l’océan

Les cœlacanthes, ou gombessa comme il est appelé aux Comores, ou raja laut comme il est appelé en Indonésie sont un ordre de poissons sarcoptérygiens. Il s’agit de l’un des deux taxons des vertébrés osseux comprenant les actinistiens (les cœlacanthes) et les rhipidistiens (dipneustes, et tétrapodes dont nous faisons aussi partie). C’est un animal énigmatique qui a longtemps été étudié sous forme de fossiles, laissant penser aux Européens qu’il s’était éteint il y a plusieurs millions d’années. Cette croyance n’a pas été abandonné après la découverte et l’étude de nombreux individus vivants à partir de 1938, le cœlacanthe étant toujours associé à l’expression de « fossile vivant » (comme la limule).

Deux espèces contemporaines

Latimeria chalumnae[1] [2]

Latimer et le premier cœlacanthe découvert (The East London Museum)

La découverte des deux espèces de cœlacanthes contemporains est rocambolesque. Le 22 décembre 1938, à 10h30, la conservatrice du musée d’East London (Afrique du Sud) est contactée par téléphone par le capitaine du Nerine, Hendrik Goosen, lequel lui propose un poisson inhabituel qu’il vient de remonter dans ses filets. Il avait été péché par 70 m de fond et était encore vivant. Intrigué et ne sachant mettre un nom sur cet animal (un nouveau genre de dipneuste[3] ?). Marjorie Courtenay-Latimer, la conservatrice, décide d’emmener l’animal et de le faire préparer par un taxidermiste.

Dessin original de Latimer, envoyé à Smith

Pour rendre compte de sa découverte au spécialiste des poissons James Leonard Brierley Smith, elle lui envoie un croquis du poisson. Ce croquis interpelle immédiatement le scientifique. Malgré des traits très enfantins, les spécificités du cœlacanthe y sont bien représentées. C’est Smith qui est le premier à identifier un cœlacanthe contemporain. Un de ses premiers reflexes est alors de vérifier qu’il s’agit bien d’un poisson et non d’une carcasse incroyablement bien conservée. Pas d’incroyable Lagerstätte ici, le poisson est bien frais. Smith publie ses découvertes en mars et mai 1939, ainsi que dans une monographie publiée dans Transactions of the Royal Society of South Africa. Il baptise cette espèce Latimeria chalumnae en référence à Marjorie Courtenay-Latimer d’une part et à la rivière Chalumna proche du lieu de pêche d’autre part. Il est à noter que de 1938 à 1952, Smith ne collabore jamais scientifiquement à propos du cœlacanthe. Pendant ces 14 ans il est à la poursuite[4] d’un autre cœlacanthe, cette-fois ci complet (les viscères du premier ayant été jetées par le taxidermiste). Pour mener à bien sa mission, il explore les côtes sud-est africaines sans relâches et fait même imprimer des affiches réclamant le poisson mort ou vif, contre récompense. Ce n’est qu’en 1952 il touche au but.

Affiche imprimée par Smith (NRF-SAIAB)

C’est à l’époque de Noël 1952 que Smith reçoit un télégramme l’informant qu’un cœlacanthe a été pêché à Anjouan. Anjouan est une petite île de l’archipel des Comores, à l’époque sous influence française. C’est Ahamadi Abdallah qui a péché le poisson, Affane Mohamed, enseignant et futur ministre de la Culture sortant de chez le coiffeur, qui a empêché Ahamadi de découper le poisson et Éric Hunt, capitaine de navire, qui a alerté Smith. La science étant, comme toujours, soumise à l’actualité politique. Un des enjeux était de pouvoir faire sortir la carcasse du poisson en dehors du territoire français, ce que le gouverneur accepta à la condition que Smith vienne le chercher en personne. Dans son ouvrage, Lionel Cavin, raconte la série de coups de fils[5] plus ou moins officiels qui s’en est suivit, jusqu’à réveiller le premier ministre (et pasteur) sud-africain d’alors, Daniel Malan. Celui-ci lui met à disposition un avion militaire avec son équipage. « Le lendemain, le poisson put être présenté au ministre Daniel Malan qui le trouva fort laid »[6]. Se sentant certainement redevable, Smith l’identifia comme une nouvelle espèce qu’il nomma Malania anjouanae en l’honneur du premier ministre. Le poisson ne présentait effectivement qu’une nageoire dorsale au lieu des deux présentes sur le premier individu. Remis notamment en cause par le biologiste Jacques Millot plusieurs années plus tard, Smith reviendra sur ses écrits, la nageoire ayant sans doute été arrachée par un prédateur, ce second individu est bel et bien un Latimeria chalumnae.

Smith au centre, main sur le cœlacanthe, Eric Hunt à sa gauche et l’équipe du Air Force Dakota 6832 (NRF-SAIAB)

En 1953, un troisième individu est péché. Celui-ci est directement envoyé au Museum National d’Histoire Naturelle de Paris (comme la quasi-totalité des individus péchés aux Comores jusqu’à l’indépendance en 1975), où il est étudié par Jacques Millot, Jean Anthony et Daniel Robineau. Une description précise et documentée de nombreuses photographies du cœlacanthe est publiée[7], incluant l’hypothèse (fausse) pour l’animal de ramper au fond des océans. De façon étonnante, et pour flatter des enjeux plus nationalistes que scientifiques, il tente de changer le nom de Latimeria chalumnae en Latimeria anjouanae, prétextant que celui-ci est plus justifié quant au lieu de vie des cœlacanthes. Cette tentative échoue.  

De gauche à droite, le préparateur Andria Robinson cherchant en vain des parasites sur le corps du poisson, l’auteur [Jacques Millot] et M. Menaché, chef de la section d’océanographie de l’Institut de Recherche Scientifique de Madagascar[7].

L’espèce est protégée par la Convention de Washington. L’Union internationale pour la conservation de la nature indique que cette espèce est en danger critique de conservation.

Latimeria menadoensis

Nature Vol.395 No.6700, 1998

La découverte de Latimeria menadoensis est, là aussi, pleine de surprises. Cette nouvelle espèce a été découverte (tout du moins scientifiquement) en 1997 alors qu’un jeune couple de biologistes, Arnaz et Mark Erdmann, sont en voyages de noces sur l’île de Sulawesi. C’est Arnaz Mehta qui remarque le poisson sur une charrette dans un marché aux poissons de Manado. D’après le paléontologue Lionel Cavin[8], Erdmann tente alors d’acheter le poisson, en vain. Erdmann pensait qu’il s’agissait d’un Latimeria chalumnae, peut-être perdu ou importé. Une de leurs amies prend une photo du poisson. Une fois rentré en Californie, Erdmann réalise la découverte qu’il a faite.

Erdmann retourne au Sulawesi le mois suivant pour retrouver ce cœlacanthe et recueillir des informations auprès des pécheurs[9]. Il questionne plus de 200 pêcheurs. Le poisson n’est connu que de très peu d’entre eux. Ceux qui le connaissent l’appelle raja laut (roi de la mer). Ce n’est que le 30 juillet 1998 que le pêcheur Om Lameh Sonatham remonte de son filet un cœlacanthe qu’il livre à Erdmann faible mais vivant. Pendant plus de 3 heures, Erdmann photographie et filme le poisson en eaux peu profondes[10]. Une fois décédé, le poisson est congelé puis donné au musée zoologique de Bogor. Le 24 septembre 1998, Erdmann publie sa découverte dans Nature[11]. Dans ce court article il explique penser qu’il s’agit d’un Latimeria chalumnae bien que la couleur du poisson soit différente, bleu acier pour les spécimens connus et brun pour l’indonésien ainsi que des tâches dorées inhabituelles. Prudemment, Erdmann stipule que des études plus poussées doivent être menée de façon à confirmer qu’il ne s’agisse pas d’une nouvelle espèce. De plus, la comparaison des ADN respectifs des cœlacanthes africains et indonésiens pourrait révéler le moment de divergence des deux populations.

Arnaz Mehta et Latimeria menadoensis (Arnaz Mehta)

En avril 1999, Laurent Pouyaud (biologiste à l’Institut de Recherche pour le Développement à Djakarta) et ses collègues indonésiens publient[12] la description de ce spécimen indonésien et concluent à une nouvelle espèce qu’ils baptisent Latimeria menadoensis en référence à l’île, proche du lieu de capture, Manado Tua. Erdmann est complètement étranger à la publication de la description du cœlacanthe indonésien qu’il a grandement contribué à découvrir. Dans son ouvrage[13], le paléontologue Lionel Cavin (mais aussi d’autres[14], et notamment Erdmann[15]) insiste sur la discourtoisie qui est faite au découvreur du spécimen alors que celui-ci travaillait dessus de manière indépendante à l’aide de tissus prélevés sur l’animal[16]. Suite à ces remarques, Pouyaud ainsi que deux collègues français Bernard Séret (ichtyologue au MNHN de Paris) et Georges Serre (chercheur à l’IRD) soumettent un article à Nature expliquant que cette espèce leur est connue depuis 1995. Selon Serre, le poisson aurait été capturé dans un casier à homards sur la côte sud-ouest de Java en 1995[17]. Serre aurait photographié l’animal avant de l’envoyer (ou de le faire envoyer[18]), congelé à l’Institut océanographique de Djakarta[19]. Le poisson n’est jamais arrivé à bon port et les photos semblent avoir été égarées lors d’un déménagement de Serre[20], jusqu’à ce qu’ils les retrouvent. L’équipe française joint donc cette photo.

Comparatif des deux images de coelacanthe. A gauche publiée dans Nature en 1998 par Erdmann, à droite la photo soumise par l’équipe française[18]

Cet article n’est (presque) jamais paru dans Nature. En effet, il semblerait que l’équipe de Nature ait émis des doutes quant à l’authenticité du cliché, le cœlacanthe présent sur la photographie transmise étant exactement le même que celui de l’article de Erdmann en 1998. Un des co-auteurs de l’article de Erdmann, Roy Caldwell, utilise un programme d’édition graphique pour comparer les deux images, notamment les taches claires sur la peau du cœlacanthe (uniques pour chaque individu) et arrive à la conclusion « I am 100% certain the image is a fake »[21] [22]. Elisabeth Bik connait-elle cette histoire ?

L’histoire ne s’arrête pas là. Selon Serre, le poisson perdu de 1995, aurait été retrouvé par Pouyaud dans une collection privée dont le propriétaire refuse l’accès[23] [24]. La photographie n’aurait pas été prise par lui mais par un ami, décédé depuis. C’est sa veuve qui aurait récemment transmis cette photo à Serre. L’article de Nature se termine par un commentaire de Séret, l’ichtyologue du MNHN de Paris, « C’est très embarrassant »[25]. Celui-ci a fait examiner la photo par un expert rattaché au Tribunal de Paris, certifiant qu’il s’agissait d’un faux, mais ne convainquant pas totalement Serre[26]. Séret semble convaincu que Serre a trafiqué la photo ou savait qu’il s’agissait d’un faux[27]. Pouyaud semble penser que Serre aurait pu se laisser avoir[28]. Pouyaud et Séret ont reçu un blâme de l’IRD pour le manquement à l’obligation de rigueur inhérente au métier de chercheur. Il est a noté que « la commission d’experts a écarté toute responsabilité des deux chercheurs dans la falsification de la photo »[29]. On ne connait pas la sanction de George Serre.

L’espèce est protégée par la Convention de Washington. L’Union internationale pour la conservation de la nature indique qu’il s’agit d’une espèce vulnérable.

Vers une troisième espèce ?

Une équipe (comprenant notamment Pouyaud) semble avoir mis en évidence une nouvelle espèce génétiquement différente de Latimeria menadoensis dans l’est de l’Indonésie[30]. Cette potentielle nouvelle espèce n’a pour le moment pas été nommée. L’article (en open access !) propose une hypothèse quant à la séparation des populations indonésiennes relative aux courants océaniques et à l’histoire tectonique de la région durant le Miocène récent[31] [32].

Anatomie

Latimeria Chalumnae (Citron / CC-BY-SA-3.0)

Le corps du cœlacanthe est massif, entre 1,2 et 1,8 m pour 25 à 80 kg[33]. Il possède deux nageoires paires (pectorale et pelvienne) et trois nageoires impaires (deux dorsales et une anale). Sa nageoire caudale diphycerque (queue) est formée de trois lobes[34] (déjà caractérisé sur le dessin de Marjorie Courtenay-Latimer). Comme tous les poissons sarcoptérygiens, les rayons de ses nageoires, à l’exception de la nageoire dorsale antérieure, « sont disposés le long d’un axe osseux central », contrairement aux poissons actinoptérygiens dont les rayons sont « disposés en éventail attachés à une série d’os de la ceinture pectorale »[35].

Bien qu’il respire par ses branchies, le cœlacanthe possède, comme tous les sarcoptérygiens, un poumon. Il est aujourd’hui non-fonctionnel chez les cœlacanthes, mais les dipneustes utilisent ce poumon comme moyen de respiration additionnel. Quant aux tétrapodes, ils n’utilisent que leurs poumons pour respirer. Le poumon serait une innovation biologique bien plus vieille qu’on ne le pense au premier abord, en lien avec la vessie natatoire.

Vue latérale et ventrale du crâne de Latimeria, montrant la position du muscle basicrânien et de l’articulation intracranienne (MNHN)

Il possède une articulation intracrânienne dont le rôle est encore incertain. La formation de ce crâne en deux parties est le résultat de la croissance de la chorde. La chorde précède notre colonne vertébrale à l’état embryonnaire. Chez le cœlacanthe, cette transformation de la chorde en colonne vertébrale n’a pas lieu. Celle-ci continue de grandir jusqu’à créer la moitié avant de la boite crânienne[36]. Si l’hypothèse d’une plus grande ouverture de la gueule a été évoqué un temps (notamment pour aspirer des proies), les travaux du biologiste Hugo Dutel semble pencher dans le sens d’une augmentation de la puissance de sa morsure et de son amortissement[37]. Cette articulation a été indépendamment perdu chez les tétrapodes et les dipneustes[38]. Au milieu de ce crane articulé, la place du cerveau évoluent au cours de la vie de l’animal[39]. Il occupe la totalité de l’espace à l’état embryonnaire, et seulement 1,5% à l’âge adulte[40]. La boite crânienne abrite aussi un organe rostral électrorécepteur. Grâce à cet organe, les cœlacanthes ont la capacité de détecter un champ électrique, possiblement utile pour détecter des proies. Il s’agit d’une cavité remplie d’une gelée conductrice et comprenant, en son centre un organe tapissée de cellules électroréceptrices. Cet organe est isolé électriquement du reste du corps par une couche de graisse[41]. Si cette capacité est connue chez raies, les requins, les gymnotes, les anguilles-électriques et les poissons éléphants[42], cet organe n’est connu que chez les cœlacanthes. Il semblerait que cet organe soit déjà présent sur les individus fossiles.

Leur métabolisme est très bas.

Évolution

Le terme de Coelacanthus est forgé par le zoologue et géologue suisse Louis Agassiz en 1839 lors de son étude d’un fossile découvert dans le Permien supérieur anglais quelques années auparavant[43]. Le petit protégé de Alexander von Humboldt[44] et Georges Cuvier crée ce nom en raison du caractère creux des os fossilisés du spécimen qu’il a sous les yeux. Il s’avère que cette particularité de fossilisation n’est pas spécifique aux cœlacanthes, mais le nom restera. Quelques années plus tard, en 1871, le paléontologue Edward Drinker Cope les nomme Actinistia. Les deux noms sont aujourd’hui utilisés pour évoquer des concepts assez proches.

Reconstitution d’Euporosteus yunnanensis, un des plus vieux cœlacanthes connus (Brian Choo)

Le groupe des actinistiens est apparu au Dévonien supérieur, il y a 410 à 420 millions d’années. Les plus anciennes traces fossiles de cœlacanthe datent de 410 millions d’années : Euporosteus eifeliensis (Jaekel, 1927), Euporosteus yunnanensis (Min Zhu et al., 2012) et Eoactinistia foreyi (Johanson, 2006). Ces animaux ont vécu dans divers environnements aquatiques (eaux douces et eaux salées). S’il ne reste aujourd’hui que les cœlacanthes, le groupe a été riche de nombreuses espèces, avec un pic de diversité durant le Trias, et un déclin à la fin du Crétacé, il y a 60 à 70 millions d’années. Certaines espèces ont pu atteindre des longueurs comprises entre 3,5 et 6,3 m comme Mawsonia gigas (Mawson et Woodward, 1907) 6 m pour 3 tonnes durant le Crétacé inférieur et le Cénomanien (145 à 94 millions d’années), Megalocoelacanthus dobiei (Schwimmer et al., 1994) 4,5 m durant le Crétacé supérieur (84 à 66 millions d’années) ou encore une espèce indéterminée de Trachymetopon mesurant 4 m et découverte dans le Callovien supérieur des falaises des Vaches Noires normandes par Hugo Dutel et son équipe[45]. Il est à noter que les morphologies se sont aussi diversifiées au fil du temps. On peut citer Foreyia maxkuhni (Cavin et al., 2017) découvert dans les Alpes grisonnes Suisses et vieux de 240 millions d’années (Trias moyen), ou encore Allenypterus montanus (Melton, 1969) durant le Carbonifère, il y a 326 à 318 millions d’années.

Crâne de Megalocoelacanthus dobiei (Wikipédia)
Squelette de Mawsonia gigas avec humain à l’échelle (Wikipédia)
Vue d’artiste de Foreyia maxkuhni, par Alain Bénéteau, publiée lors de la description du fossile (Wikipédia)
Vue d’artiste de Allenypterus montanus (Nobu Tamura)

L’expression « fossile vivant »[46] par laquelle les cœlacanthes sont encore aujourd’hui qualifiés, a entrainé un certain nombre d’études concernant l’évolution de leur morphologie, mais aussi de leur génome. La morphologie de certaines espèces de cœlacanthes fossiles semble effectivement assez proche de celle des cœlacanthes actuels[47], illustrant un taux d’évolution plus lent que les actinoptérygiens (rapport de 3) ou que les tétrapodes (rapport de 6)[48] [49]. L’étude de leur génome ne semble pas encore faire consensus. En effet, si certaines études semblent pointer du doigt un génome moins propice aux mutations[50], plusieurs autres travaux tendent à montrer un génome fortement composé de gènes sauteurs (transposons)[51] [52], par essence particulièrement propice aux mutations.

Dérive des continents

Les biologistes semblent tous à peu près d’accord sur le fait que la différence génétique entre les deux espèces se trouve autour de 2,85% à 4,85%. Cependant, tous ne sont pas d’accord quant au moment de leur séparation (entre 1,22 et 40 millions d’années selon les études)[53]. En ce qui concerne la cause de cette séparation l’ichtyologue Victor Gruschka Springer propose une hypothèse intéressante. Il y a 50 millions l’ancêtre des deux espèces de cœlacanthes actuels vivait le long des côtes est africaines, malgaches et sud eurasiatiques. C’est à cette époque que l’Inde traverse l’Océan Indien jusqu’à heurter le sud de l’Eurasie. Cette collision a généré l’apparition de fleuves géants : l’Indus, le Gange et l’Irawady. Ces fleuves ont déversé de grandes quantités d’eau douce, créant une barrière infranchissable par les cœlacanthes et les isolants les uns des autres. Le temps et l’isolement faisant leur œuvre de spéciation. Dans son ouvrage, Lionel Cavin laisse ouverte l’hypothèse d’autres espèces de cœlacanthes non découvertes. Ce que semble appuyer l’étude de 2020 de Kadarusman[54].

Mode de vie

Ecailles de Latimeria chalumnae (Thierry Cordenos)

Les cœlacanthes vivent à des profondeurs moyennes (entre 100 et 400m) où ils se cachent dans des grottes sous-marines.

En dehors d’un poids moyen un peu plus élevé pour les femelles, les cœlacanthes ne présentent aucun dimorphisme sexuel. La connaissance du sexe d’un individu se fait par dissection de l’animal[55]. Concernant l’accouplement en lui-même, il est inconnu. On connait seulement aux mâles et aux femelles un cloaque[56]. Ce sont des animaux ovovivipares (à l’image de certains requins, raies reptiles, hippocampes et poissons). Les œufs (sans coquille et pouvant atteindre la taille d’une balle de tennis) sont incubés et éclosent dans le corps de la femelle. Les embryons se nourrissent alors du contenu du sac de vitellin qu’ils portent avant de gagner l’océan.

Le cœlacanthe, révélateur du poids de la science dans le paysage politique

Billet de 1000 francs comoriens (La maison du collectionneur)

L’histoire scientifique du cœlacanthe est passionnante. Elle met en lumière de nombreux enjeux de la recherche scientifique et ses conséquences. Le coelacanthe, dinosaure des mers[57] est un documentaire réalisé en 1995 par Sophie Bontemps. Il a la particularité d’inclure la participation de premier plan de Marjorie Courtenay-Latimer, âgée de 87 ans à l’époque du tournage. Il documente notamment le contexte politico-social (celui de l’Afrique du Sud), dans lequel a été faite la découverte. Certaines scènes sont choquantes. Elles l’étaient malheureusement beaucoup moins à l’époque. On peut notamment voir la docteure Courtenay-Latimer, blanche, prenant le thé, entre blancs, dans un joli service de porcelaine pendant que sa servante, noire, mange à même le sol[58]. Le documentaire explore aussi l’aspect financier qu’a pris la recherche du cœlacanthe. Il est devenu symbole de richesse aux Comores, figurant même sur certains billets. Il est devenu un cadeau diplomatique. En 1967, Charles de Gaulle en a offert un à l’empereur du Japon, passionné de biologie marine, Hirohito[59]. En 1990[60] (ou 1991[61] ?), François Mitterrand en a reçu un du président des Comores Saïd Mohamed Djohar. Une fois l’espèce protégée, un trafic s’est mis en place, notamment autour de l’idée de médicaments ou d’un élixir de vie à base de l’animal créés au Japon. En 1992, deux cœlacanthes vivants ont été vendus illégalement 130 000$ chacun[62].

Les enjeux politiques et financiers, les velléités carriéristes, nationalistes, les idéologies et préjugés (entre autres racistes) des scientifiques sont autant d’obstacles et d’informations à prendre en compte pour espérer les éloigner des pratiques scientifiques actuelles.

(Laurent Ballesta)

Le film Le cœlacanthe : plongée vers nos origines[63] est une occasion rare de voir les cœlacanthes dans leur milieu naturel, la gracieuse danse de leurs nageoires, ainsi que la coopération, la logistique et l’implication (parfois physique) nécessaires aux avancées scientifiques naturalistes et biologiques. Le film éveille aussi chez moi un questionnement plus large. A la manière de la question posée par le philosophe américain Thomas Nagel en 1974, Quel effet cela fait-il d’être une chauve-souris ?[64], quel effet cela fait-il ne vivre sous l’eau ? C’est une vraie question qui m’obsède régulièrement. Quelle conscience pourrions-nous avoir de ce qui se trouve en dehors de l’eau ? Quelle idée nous ferions-nous de la surface (pour ceux qui la voient … ou pas) ? Quelle appréhension de cet environnement en 3D aurions-nous ? Quel environnement sonore aurions-nous ? Une humanité aquatique (si tant est que cela veille dire quelques chose) aurait-elle envahit et détruit son environnement comme nous le faisons ? Je suis preneur de références !

[1] Lionel Cavin, Cœlacanthe : un poisson énigmatique, Le cavalier bleu & Espèces, 2019, p. 11-27

[2] Lionel Cavin, Ibid, p. 51-63

[3] Lionel Cavin, Ibid, p. 65

[4] James Leonard Brierley Smith, A la poursuite du coelacanthe, Plon, 1960

[5] Lionel Cavin, Ibid, p. 19

[6] Lionel Cavin, Ibid, p. 20

[7] Jacques Millot, Le troisième cœlacanthe, Le naturaliste malgache, 1954

[8] Lionel Cavin, Ibid, p. 90 – 93

[9] The Discovery, UCMP Berkley

[10] Latimeria menadoensis, Wikipédia

[11] Mark V. Erdmann, Roy L. Caldwell & M. Kasim Moosa, Indonesian ‘king of the sea’ discovered, Nature, 1998

[12] Laurent Pouyaud et al., A new species of coelacanth. Genetic and morphologic proof, Comptes rendus hebdomadaires des séances de l’Académie des sciences, 1999

[13] Lionel Cavin, Ibid, p. 93

[14] ベルナー・セレ(Bernard Séret)、ローラン・プユウ(Laurent Pouyaud)、ジョルジュ・セル(Georges Serre)(仏), Haklak, 2020

[15] Constance Holden, Dispute Over a Legendary Fish, Science, 1999

[16] Heather McCabe & Janet Wright, Tangled tale of a lost, stolen and disputed coelacanth, Nature, 2000

[17] Lionel Cavin, Ibid, p. 109

[18] Heather McCabe & Janet Wright, Ibid

[19] Lionel Cavin, Ibid, p. 109

[20] Heather McCabe & Janet Wright, Ibid

[21] Heather McCabe & Janet Wright, Ibid

[22] Christiane Galus, Bataille franco-américaine de scientifiques autour d’un coelacanthe fantôme, Le Monde, 21 juillet 2000

[23] Heather McCabe, Recriminations and confusion over ‘fake’ coelacanth photo, Nature, 2000

[24] Heather McCabe & Janet Wright, Ibid

[25] Heather McCabe & Janet Wright, Ibid

[26] Heather McCabe, Ibid

[27] Heather McCabe, Ibid

[28] Heather McCabe, Ibid

[29] Deux chercheurs blâmés pour avoir été abusés par une photo truquée de coelacanthe, Le Monde, 25 octobre 2001

[30] Kadarusman et al., A thirteen-million-year divergence between two lineages of Indonesian coelacanths, Scientific Reports, 2020

[31] Vers une nouvelle espèce de coelacanthe en Indonésie ?, IRD, 2020

[32] Le cœlacanthe nouveau est arrivé ?, IRD Le Mag, 2020

[33] Daniel Robineau, Cœlacanthes : anatomie et physiologie, Universalis.fr

[34] Latimeria, Wikipédia

[35] Lionel Cavin, Ibid, p. 67

[36] Lionel Cavin, Un genou (et beaucoup de vide) dans la tête du cœlacanthe, Le Dinoblog, 2019

[37] Hugo Dutel, Marc Herbin, Gaël Clément & Anthony Herrel, Bite force in the extant coelacanth Latimeria: the role of the intracranial joint and the basicranial muscle, Current Biology, 2015

[38] Latimeria, Wikipédia

[39] Lionel Cavin, Un genou (et beaucoup de vide) dans la tête du cœlacanthe, Le Dinoblog, 2019

[40] Lionel Cavin, Ibid, p. 74-75

[41] Lionel Cavin, Ibid, p. 7

[42] Lionel Cavin, Ibid, p. 76

[43] Lionel Cavin, Ibid, p. 29

[44] Humboldt n’a pas dû porter le même regard sur Agassiz et son racisme après son départ aux États-Unis …

[45] Hugo Dutel, Elisabeth Pennetier & Gérard Pennetier, A giant marine coelacanth from the Jurassic of Normandy, France, Journal of Vertebrate Paleontology, 2013

[46] On peut consulter Armand de Ricqlès, les fossiles vivants n’existent pas dans Hervé Le Guyader (dir.), L’évolution, Belin, 1998, p. 105-111

[47] Lionel Cavin, Ibid, p. 121-138

[48] Lionel Cavin, Ibid, p. 129

[49] Lionel Cavin & Guillaume Guinot, Coelacanths as “almost living fossils”, Frontiers in Ecology and Evolution, 2014

[50] Chris T. Amemiya et al., Complete HOX cluster characterization of the coelacanth provides further evidence for slow evolution of its genome, Proceedings of the National Academy of Sciences, 2010

[51] Isaac Yellan, Ally W H Yang & Timothy R Hugues, Diverse Eukaryotic CGG-Binding Proteins Produced by Independent Domestications of hAT Transposons, Molecular Biology and Evolution, 2021

[52] Chris T. Amemiya et al., The African coelacanth genome provides insights into tetrapod evolution, Nature, 2013

[53] Lionel Cavin, Ibid, p. 95

[54] Kadarusman et al., Ibid

[55] Lionel Cavin, Ibid, p. 78

[56] Lionel Cavin, Ibid, p. 82-83

[57] Sophie Bontemps, Le coelacanthe, dinosaure des mers, Compagnie des Taxi-Brousse, 1995

[58] Sophie Bontemps, Ibid, 6min à 6 min 39 s

[59] Lionel Cavin, Ibid, p. 62

[60] François Mitterrand semble avoir reçu ce cœlacanthe lors de sa dernière visite aux Comores, soit pendant son séjour de 13 juin 1990.

[61] Lionel Cavin, Ibid, p. 63

[62] Entrées du Manuel d’Identification CITES – Latimeria chalumnae (à télécharger)

[63] Gil Kébaïli, Le cœlacanthe : plongée vers nos origines, Arte France, Les films d’ici & Andromède océanologie, 2013

[64] Quel effet cela fait-il d’être une chauve-souris ?, Wikipédia

John Hatcher a-t-il découvert un dinosaure qui n’existe pas ?

Illustration représentant un tricératops par Charles R. Knight (1901)

Le tricératops était un dinosaure herbivore non-avien vivant il y a 68 à 66 millions d’années. La totalité de ses traces fossiles ont été retrouvées en Amérique du Nord. Qualifié de grand dinosaure emblématique[1] par le MNHN, il est aujourd’hui l’un des dinosaures les plus populaires. Pourtant, son existence est remise en cause par le paléontologue américain Jack Horner et son équipe.

Découverte

Cornes fossiles originellement attribuées à Bison alticornis par Marsh en 1887

Cet animal disparu est un enfant de la Bone Wars qui opposait les paléontologues américains Edward Drinker Cope et Othniel Charles Marsh[2]. Le premier fossile attribué au genre Triceratops est une paire de cornes attachée à un morceau de crâne découvert par le géologue[3] George Lyman Cannon dans le Colorado en 1887. C’est Marsh qui a la responsabilité de l’identifier. Il estime la couche dans laquelle le fossile a été découvert comme datant du Pliocène, soit entre 5,3 et 2,58 millions d’années, et le rapproche des bisons actuels. L’espèce est baptisée Bison alticornis[4]. Il faudra attendre plusieurs mois pour qu’il découvre la possibilité de dinosaures à cornes, puis qu’il l’identifie à nouveau comme Triceratops alticornis.

John Bell Hatcher (1861-1904)

L’holotype Triceratops est extrait dans le Wyoming en 1888[5] par le chasseur de fossiles américain John Bell Hatcher. Inconnu du grand public, Hatcher semble avoir eu un parcours fascinant. Né en 1861 dans l’Illinois d’une mère certainement sans emploi reconnu, et d’un père fermier et instituteur, Hatcher se découvre une passion pour la géologie et la paléontologie au fil de ses découvertes en travaillant dans une mine de charbon. Cet emploi lui permet de mettre de l’argent de côté pour ses futures études. Il intègre Grinnell College, puis l’université de Yale en 1882. Durant ses études, il montre sa collection de fossiles découverts dans les mines de charbon à un de ses professeurs de Yale, George Jarvis Brush. Celui-ci le met en contact avec le paléontologue Othniel Charles Marsh. Après un stage chez le paléontologue et chasseur de fossiles américain Charles Mortram Sternberg durant l’été 1884[6], sous-payé et avec l’interdiction de publier seul[7], Hatcher travaille pour Marsh de 1884 à 1893. Il se démarque par le soin qu’il apporte aux fossiles qu’il découvre ainsi qu’à certaines techniques qu’il développe. Il met au point un système de quadrillage du lieu de fouille permettant une compréhension plus fine de la disposition des ossements. Cette technique est toujours utilisée aujourd’hui. Il développe aussi une autre technique sur un temps plus long, consacrée à la collecte de microfossiles. Lorsqu’il estime un site prometteur, il y dépose quelques pelletés de sable contenant des fourmis moissonneuses de façon à ce qu’elles s’installent sur place[8]. Hatcher avait remarqué que ces fourmis, Pogonomyrmex occidentalis, utilisaient, notamment, les ossements comme matériaux de construction pour leur nid. Il revenait sur place un ou deux ans plus tard et regardaient de quoi était fait leur nid[9] ! Dans sa correspondance avec Marsh, Hatcher explique ainsi récolter 200 à 300 dents et mâchoires dans une seule fourmilière. Plus confidentielle, il semblerait tout de même que cette technique ait fait des émules, notamment en archéologie[10]. Après sa période de travail pour Marsh, devenu conservateur des collections paléontologiques des vertébrés au Elizabeth Marsh Museum of Geology and Archaeology, Hatcher part pour la Patagonie. Le récit de ses aventures (non traduit en français) semble incroyable, tant d’un point de vue scientifique que du récit de ses péripéties, le tout amplifié par une maladie chronique, aujourd’hui identifiée comme étant une maladie des os de verre de type 1. Il y est notamment question d’une découpe partielle (mais tout de même importante) de son cuir chevelu par le sabot de son cheval alors qu’Hatcher tente de libérer celui-ci d’une lanière de la selle. Hatcher continue son périple, partiellement scalpé et dégoulinant de sang, avec quelques mouchoirs et un lourd chapeau tenant le tout pour faire office de pansement pendant plus de 24 heures … Etonnement, son nom semble avoir été aussi vite oublié[13] que son implication pour la paléontologie semble avoir été grande.

Concernant le crâne de Triceratops, Hatcher ne sera en fait « qu’un » intermédiaire technique entre Charles Arthur Guernsey, le patron d’un cowboy, Edmund B. Wilson, à l’origine de la découverte, et Marsh. Le crâne sera d’abord identifié comme Ceratops horridus, avant d’être renommé Triceratops horridus suite à la découverte d’une troisième corne au niveau du nez.

Depuis, de nombreux fossiles de tricératops ont été découverts, plus ou moins complets, du nouveau-né à l’adulte. La France peut même s’enorgueillir (non), de la vente aux enchères du plus grand spécimen, découvert en 2014 dans le Dakota du Sud, par le paléontologue et chasseur de fossiles américain Walter W. Stein[14] pour la somme de 6,6 millions d’euros[15] à un collectionneur privé.

Ascendance évolutive

Les travaux concernant l’ascendance évolutive des tricératops sont encore balbutiants. Quelques pistes semblent tout de même prometteuses. D’après le paléontologue américain Henry Fairfield Osborn, Protocératops[16], ayant vécu entre 84 et 72 millions d’années pourraient être l’un de ces ancêtres, nettement plus petit : 2m pour 150 kg. Viennent s’y ajouter Zuniceratops, premier cératopsidé connu avec cornes frontales, vivant il y a 92 millions d’années ; Yinlong[17], découvert en Chine, premier cératopsidé connu du Jurassique, vivant il y a 158 millions d’années. Enfin, Laquintasaura[18], un des premiers ornithischiens (et le premier dinosaure découvert au Vénézuela !), vivant il y a plus de 200 millions d’années et ne mesurant qu’un mètre.

Cladogramme illustrant les proches parentés de Triceratops (Wikipédia)

Au Muséum national d’Histoire naturelle

Crâne de Triceratops horridus exposé au MNHN de Paris (Noé Ciscki, 2020)

Si vous allez visiter la galerie de paléontologie et d’anatomie comparée de MNHN de Paris (ce qui est fortement recommandé !), vous pourrez y découvrir un imposant crâne de Triceratops horridus. Ce crâne a été acheté par la paléontologue, et titulaire de la chaire de paléontologie du MNHN de 1902 à 1936, Marcellin Boule au paléontologue et chasseur de fossiles américain Charles Mortram Sternberg en 1911[19]. Le crâne est livré au MNHN et exposé dans la galerie à partir du mois octobre 1912[20].

Morphologie

Le tricératops est un très gros animal pouvant mesurer jusqu’à 10 m pour un poids de 10 tonnes. Son crâne est l’un des plus larges connus du monde vivant. Un grand bec protège ses dents. Au niveau du museau se trouve une première corne. Les deux autres se trouvent sous forme de paire au-dessus de chaque œil. A l’arrière du crâne se trouve une collerette osseuse ornée d’os dits époccipitaux. Il est possible que certaines espèces aient été recouvert de poils[21].

Longtemps considérée comme arme défensive, il semblerait que le rôle de la collerette ne soit pas, au moins totalement, celui-ci. De nouvelles interprétations, reposant notamment sur la diversité de formes et de vides (donc ne protégeant pas ou peu) compris dans les collerettes de différents cératopsiens, tendent à présenter la collerette comme un ornement[22] consacré à la parade et à des fonctions de socialisation, notamment de reconnaissance et de domination comme c’est le cas chez les rennes ou les scarabées rhinocéros actuels.

L’étude de cette même collerette a remis en cause l’existence de plusieurs espèces. Pendant de nombreuses années, de nouvelles formes fossiles ont été synonymes de nouvelles espèces. Mais c’était sans compter sur le facteur polymorphisme. Le polymorphisme, ou plus exactement le polyphénisme ici, est le fait, pour certaines espèces, de présenter une diversité de formes, motifs, à un même stade de développement. Ce polymorphisme peut s’expliquer par le sexe des spécimens, leur mode de vie (solitaire, grégaire …) ou leur stade de développement. De nombreuses espèces de tricératops ont donc été réidentifiées comme une seule et même espèce[23].

Controverse scientifique

Mais alors quelle est la controverse ? Voici la thèse de Jack Horner et son équipe. Dans la continuité de la diversité de formes de collerettes comprise chez les tricératops ayant conduit à l’annulation de plusieurs espèces, les tricératops ne seraient en fait que des juvéniles de Torosaurus, un cératopsien ayant vécu à la même époque et au même endroit.

À ce titre le registre fossile semble assez disparate avec un nombre important de tricératops à tous les stades de croissance (mais les adultes sont-ils vraiment adultes ?), pas de juvéniles de Torosaurus et peu de Torosaurus adultes, beaucoup plus gros que les tricératops[24]. De plus, un consensus semble être établi autour de l’idée qu’il n’existe aucune différence systématique entre Triceratops et Torosaurus en dehors de la collerette.

Les travaux de Horner et son équipe pointent ainsi l’évolution au fil du temps de l’orientation des cornes, semblables chez Torosaurus et Triceratops, ainsi que l’extension particulière de l’os constituant la collerette et créant des trous de façon à ce que ce crâne ne devienne pas trop lourd à supporter[25]. Aussi, les signes de croissances dans la collerette de Triceratops semblent ne pas être présents dans celui de Torosaurus[26]. Cependant, l’équipe du paléontologue John Scannella (défenseur de l’hypothèse d’Horner) ne fait pas cette observation en analysant les fémurs de Triceratops : les tricératops adultes semblent bien avoir terminé leur croissance[27].

(Wiki Jurassic Park Universe RPG)

Triceratops n’est-il, en fait, connu que sous sa forme juvénile ? Torosaurus n’est-il connu que dans sa forme adulte ? Triceratops est-il le juvénile de Torosaurus (et inversement) ? Comment le vérifier ? Si tel était le cas on pourrait se demande si c’est Triceratops qui n’a pas existé ou Torosaurus qui n’était qu’un tricératops. Ce qui certain c’est que ces deux entités étaient proches au sein du buisson grouillant de l’évolution. La question centrale étant de tracer les contours précis d’une espèce (ce qui n’est déjà pas une mince affaire[29]), aujourd’hui disparue et fossilisée. Le débat n’est pas encore tranché et la même question se pose pour d’autres animaux (encore à l’initiative de Jack Horner) : Dracorex et Stygimoloch sont-ils des juvéniles de Pachycephalosaurus ? Nanotyrannus n’est-il qu’un jeune Tyrannosaurus ? Pour terminer, ajoutons à cela la participation au débat de grandes entreprises privées vivant du commerce de raretés paléontologiques, en l’occurrence le Black Hills Institute, à la fois participant au débat scientifique par la publication d’articles et vendeur de squelettes de dinosaures à presque 32 millions d’euros l’unité[28].

[1] Tricératops, MNHN de Paris

[2] J’en parlais il y a quelques temps ici Bone Wars : parlons un peu d’éthique dans Noé Ciscki, De Villers-sur-Mer à Philadelphie : éthique, conservation et constructions des connaissances paléontologiques, blog personnel, 2022

[3] CSS President George L. Cannon, JR, Colorado Scientific Society

[4] Triceratops, Wikipédia (EN)

[5] Othniel Charles Marsh, Notice of New American Dinosauria, American Journal of Science, s3-37(220), 331–336

[6] Tony Edger, Waiting in the Wings for a Long Time, blog personnel, 2011

[7] John Bell Hatcher, Wikipédia (EN)

[8] Beth Py-Lieberman, The Scientific Daredevils Who Made Yale’s Peabody Museum a National Treasure, Smithsonian Magazine, 2016

[9] Tony Edger, Assiduous Collector, But Can Be Nasty Sometimes, blog personnel, 2021

[10] Benjamin J. Schoville et al., Experimental artifact transport by Harvester ants ( Pogonomyremx sp .): Implications for patterns in the Archaeologial record, Journal of Taphonomy, Volume 7, Issue 4, 2009

[12] John Bell Hatcher, Narrative of the Expeditions, Geography of Southern Patagonia , Volume I de Reports of the Princeton University Expeditions to Patagonia, 1896 – 1899, 1903

[13] Quelques travaux existent tout de même, mais, à ma connaissance, rien en français

[14] Big John (dinosaur), Wikipédia (EN)

[15] Emeline Férard, Big John, le plus grand tricératops jamais exhumé vendu à Paris, Geo, 2021

[16] Protoceratops, Wikipédia

[17] Yinlong, Wikipédia (EN)

[18] Laquintasaura, Wikipédia (EN)

[19] Jim Linwood, File:Triceratops horridus skull in the Gallery of Paleontology – Paris.jpg, Wikipédia (EN)

[20] Tricératops, MNHN de Paris

[21] Sid Perkins & Julius T. Csotonyi, Dressing up dinos: Adding soft tissue to bone helps scientists, paleoartists bring ancient creatures to life, Science News, 2010

[22] Ronan Allain, Le Triceratops, le dinosaure social, France Culture, 2021

[23] Ronan Allain, Ibid

[24] Entracte Sciences, Max Bird – le Triceratops n’a jamais existé ?, Youtube, 2020

[25] University of California – Berkeley, New Analyses Of Dinosaur Growth May Wipe Out One-third Of Species, ScienceDaily, 2009

[26] Entracte Sciences, Max Bird – le Triceratops n’a jamais existé ?, Youtube, 2020

[27] Scannella, J.B., Woodward, H.N. 2019. Longevity and growth dynamics of Triceratops as revealed by femoral histology. Journal of Vertebrate Paleontology, SVP Program and Abstracts Book, 2019: 187A dans Entracte Sciences, Max Bird – le Triceratops n’a jamais existé ?, Youtube, 2020

[28] Emeline Férard, Stan le T. rex devient le fossile le plus cher jamais vendu aux enchères, Geo, 2020

[29] A ce propos, on peut aller voir la conférence de François Bonhomme, Combien de temps faut-il pour faire une espèce ? Une vision génomique, Agora des Savoirs, 2019

Histoire et fonctionnement des plantes à fleurs

Une plante à fleurs, Euphorbia, et un pollinisateur, Brachycera (Noé Ciscki)

Il y a quelques temps, j’ai lu L’histoire secrète des fleurs de François Parcy (Humensciences, 2019). Un livre de plus pour plonger dans la vie des labos, en plein milieu des 90s, remplis de nerds de l’évolution ! Le livre a inspiré un documentaire, L’Abominable mystère des fleurs de Clément Champiat & François Tribolet en 2022, complémentaire au livre. C’est une belle occasion d’entrapercevoir le fonctionnement et la vertigineuse histoire évolutive d’une partie du végétal contemporain.

Faire le point sur le végétal contemporain

Les plantes à fleurs (angiospermes) représentent aujourd’hui 90% de la biodiversité végétale. On estime entre 300 000 et 400 000 le nombres d’espèces différentes d’angiospermes contre 1 000 concernant les gymnospermes (majoritairement des conifères). Leur richesse est tel qu’on estime qu’il existe plus d’espèces différentes d’orchidées que d’espèces de mammifères et d’oiseaux réunis[1] !

Les gymnospermes se caractérisent par une reproduction sexuée dont les ovules sont à nus. Les organes reproducteurs mâles et femelles peuvent se trouver sur deux branches différentes ou sur deux pieds différents. La rencontre entre le pollen mâle et l’ovule est majoritairement dépendante du vent. On parle d’anémophilie.

Quant aux angiospermes, ils ont la particularité de développer des organes sexuels masculins (les étamines) et féminin (le pistil) au même endroit : la fleur. Si le vent joue un rôle certain dans la rencontre du pollen mâle avec le pistil (renfermant les ovules), c’est surtout via les pollinisateurs (insectes et oiseaux principalement) que les plantes à fleurs vont réussi à se reproduire.

Des stratégies diverses

Pour attirer les pollinisateurs, plusieurs stratégies ont été naturellement sélectionnées.

L’aspect esthétique visible

C’est la stratégie la plus évidente. Les fleurs doivent se faire remarquer et être identifiées par les pollinisateurs. Pour cela, la couleur de la fleur est importante. Ces couleurs peuvent être le résultat de colorants générés par la plante elle-même : les anthocyanes (violet, jaune, rouge), les caroténoïdes (jaune, orange)[2] et les bétalaïnes (rouge, violet). Même s’il peut être observé dans certaines situations, comme en Bretagne où le sol donne des hortensias bleus, cette couleur est nettement plus compliquée à obtenir sous forme de pigment. Une autre méthode a donc été sélectionnée pour produire cette couleur. Dans ses travaux, Edwige Moyroud[3],  biologiste moléculaire des plantes, montre que la couleur bleue est produite par un système de stries à la surface des pétales de certaines fleurs, produisant un halo bleu (comme sur l’exosquelette de certains coléoptères). Ce système est le même que celui visible en retournant un CD, à ceci près que les stries ne sont pas aussi parfaites, restreignant la gamme de couleur produite aux bleus.

Ophrys apifera

La forme de la fleur est aussi importante. Ainsi, le labelle de certaines orchidées, comme l’Ophrys apifera, aussi appelée Ophrys abeille, mime à la perfection l’abeille femelle. La plante produit même les phéromones de la femelle[4] ! L’appât est parfait.

Cette co-évolution plante/pollinisateur entraine une spécialisation importante de nombreuses plantes à fleurs. Deux propriétés découlent donc de ce constat. Premièrement, s’il y a des fleurs, il y a nécessairement (au moins) un pollinisateur pour assurer sa reproduction. C’est l’histoire de l’étoile de Madagascar, Angraecum sesquipedale, apportée à Darwin. Cette orchidée endémique de Madagascar a la particularité de produire son nectar au fond d’un tube de 25 à 30cm de long. « Dans plusieurs fleurs que m’a envoyées M. Bateman, j’ai trouvé des nectaries de onze pouces et demi de long, avec seulement le pouce et demi inférieur rempli d’un nectar très doux. […] Il est cependant surprenant qu’un insecte soit capable d’atteindre le nectar : nos sphinx anglais ont des trompes aussi longues que leur corps ; mais à Madagascar il doit y avoir des papillons avec des trompes capables d’une extension d’une longueur comprise entre dix et onze pouces ![5] » Même sans l’avoir identifié (le papillon Xanthopan morgani praedicta ne le sera qu’en 1903), Darwin savait qu’un pollinisateur œuvrait pour la reproduction de cette plante.

L’orchidée Angraecum sesquipedale et son pollinisateur Xanthopan morgani (photo par Mitsuhiko Imamori)

La deuxième propriété issue de cette spécification est la dépendance de la plante à son pollinisateur. Si celui-ci disparait, il y a de fortes chances que la plante disparaisse aussi.

A l’inverse, les travaux de Florian Schiestl[6] (chercheur en botaniste évolutive) mettent en évidence un début de spéciation en lien avec le pollinisateur très rapide (9 générations). En l’espèce, les plans de Brassica rapa butinés par des syrphes deviennent plus petits avec de petites fleurs, tandis que les plans butinés par des bourdons sont plus grands, avec de plus grosses fleurs et plus parfumés. Peu à peu ces différences induites par des types pollinisations différents entrainent l’apparition de nouvelles espèces.

À toutes fins utiles, François Parcy rappellent le caractère purement aléatoire de cet ensemble de mutations bénéfiques. « La plante n’a pas eu « l’idée » de modifier ses pétales pour mimer le bourdon, de modifier son métabolisme pour produire des phéromones. Elle n’a pas planifié de faire pousser un appendice génital sur son pétale pour que le bourdon s’y démène plus longtemps. Contrairement à un certain discours ambiant, la plante n’a pas l’intelligence de modifier sa descendance pour augmenter son pouvoir de séduction. C’est au gré des mutations qui touchent ses chromosomes que la plante explore l’espace des possibles – l’espace des formes, des couleurs et des molécules.[7] »

La fleur telle qu’elle est perçue par une abeille

L’aspect esthétique invisible

Il ne faudrait pas oublier que notre vision humaine est loin d’être parfaite et que les pollinisateurs voient des choses qui ne nous sont pas accessibles. C’est notamment le cas des rayonnement ultraviolets. Le documentaire[8] met ainsi en lumière les travaux d’Aline Raynal (botaniste) et d’Albert Roguenant (entomologiste). On y découvre les fleurs sous un nouveau jours : les pétales sont ternes, à l’inverse des organes reproducteurs, étincelants !

Arum titan en fleur dans les Grandes Serres du MNHN

Le parfum

Le parfum est un autre facteur d’attraction. Celui-ci est sélectionnée en fonction des « gouts » des pollinisateurs, ce qui veut donc dire qu’ils ne sont pas tous agréables à sentir pour le nez humain. L’arum titan[9], Amorphophallus titanum, aussi appelé phallus de titan, en plus d’être une des plus grandes fleurs du monde (pour un poids de 16 kg), produit une odeur pestilentielle allant du cadavre en décomposition au poisson. Cette odeur n’a pas été sélectionnée par hasard. Elle attire un gros coléoptère qui la pollinise. De plus, une stratégie de diffusion de ce parfum a aussi été sélectionnée. Par un phénomène de thermogénèse, c’est-à-dire de production de chaleur, la plante arrive à diffuser ce parfum jusqu’à 1km à la ronde pour les pieds mâles.

De la nourriture : le nectar

Enfin, la récompense disponible pour tout pollinisateur est nutritive : le nectar. Les pollinisateurs y retournent régulièrement pour se nourrir. Cette régularité peut aussi être expliquée par un phénomène d’accoutumance lié à la teneur en caféine du nectar de certaines plantes comme le caféier, le théier, le cacaotier ou le kolatier[34]. Les travaux en physio-acoustique de la biologiste Lilach Hadany[10] semblent même mettre en valeur une plus grande concentration en sucre du nectar quand le son du vol des abeilles est détecté par des micro-vibrations des pétales.

Comment fonctionnent nos fleurs contemporaines ?

Pour tenter d’apporter des réponses, il faut plonger au niveau cellulaire[11]. Le génome des plantes à fleurs est composé de l’ensemble de ses chromosomes. Ce génome contient toutes les informations concernant la construction et le fonctionnement de cet organisme. L’ensemble de ces informations n’est codé qu’avec quatre lettres : A, C, G, T. Il est présent dans chaque cellule.

Pour utiliser une information présente sur un chromosome, des copies plus fragiles en sont faites : l’ARN. Ces copies sont déclenchées par des protéines spécifiques appelées facteurs de transcriptions. Ce sont ces facteurs de transcriptions qui activent, ou non, certains gènes. Ils sont présents dans chaque cellule. Les ARNs permettent de créer d’autres protéines. Ces protéines peuvent avoir des fonctions très différentes (coloration, photosynthèse, croissance des racines, création de tel composant de la cellule etc.). Bien que cette somme d’informations soient théoriquement présentes dans chaque cellule, elles ne sont pas utilisées en même temps. Une grande partie des informations présentes dans le génome (trop spécifiques à certains moments et/ou environnement) ne sera jamais utilisé par la cellule. A l’inverse, certains gènes, appelés gènes de ménage sont actifs dans tous les tissus tant leurs fonctions sont nécessaires au bon fonctionnement de toute cellule.

Un peu d’histoire des sciences

Des plantes mutantes

François Parcy remonte à la fin du XVIIIème siècle durant lequel Goethe observe les anomalies des roses prolifères pour essayer de mieux comprendre leur fonctionnement habituel[12]. Il fait alors la proposition suivante : les organes floraux ne seraient en fait que des feuilles modifiées.

Le futur lui donnera raison et les avancées qui seront faites dans ce sens le seront avec la même démarche : observer (et même créer) des erreurs pour découvrir le sans-faute. Pour cela, des plantes modèles vont être utilisées. Ces plantes doivent correspondre à plusieurs critères. Elles ne doivent ni être trop petites, ni être trop grandes. De même, elles doivent être facile à cultiver, à entretenir et leur cycle de vie de doit pas être trop long. En effet, certaines plantes mettent 20 à 30 ans avant d’arriver à maturité sexuelle. L’idée étant de pouvoir étudier plusieurs générations dans un espace restreint, il faudrait un espace gigantesque et des humains à l’espérance de vie de 300 ans.

Antirrhinum majus

La gueule de loup, Antirrhinum majus, a ainsi été sélectionnée comme plante modèle par la botaniste et généticienne allemande Emmy Stein (1879 – 1954). Cette scientifique sera la première à travailler sur les effets de radiations au radium sur des végétaux. Ses conclusions sont capitales : les anomalies entrainées par les radiations sont transmises à la descendance. C’est le patrimoine génétique qui est touché ! Ces résultats seront bien évidemment récompensés par un Prix Nobel quelques années plus tard … à un homme,  Hermann Joseph Muller, pour des travaux similaires. Peu documentées, la vie de Stein semble par ailleurs passionnante. La vie d’une femme de sciences, volontaire et passionnée, en Allemagne au XIXème siècle qu’elle partagea quelques années avec sa compagne Luise Von Graevenitz, qui suivait une carrière semblable[13].

Arabidopsis thaliana

L’arabette des dames, Arabidopsis thaliana, est une autre plante ayant été sélectionnée comme plante modèle, notamment en raison de son inutilité commerciale. La démarche scientifique s’inscrit dans une société capitaliste, qu’il est toujours agréable de pouvoir court-circuiter en étudiant des organismes qui n’ont pas encore été transformés en potentiels profits économiques.   

Avec cette technique de création d’erreurs génétiques, plusieurs découvertes sont faites. Le biologiste français Jérôme Giraudat découvre ainsi plusieurs récepteurs hormonaux en 1992 et 1994[14]. Les plans mutants sont collectés et échangés à travers le monde pour être étudiés. Ils deviennent si nombreux qu’une classification est construite :

  • Les mutants avec floraison décalée, la floraison ne se fait pas au bon moment ;
  • Les mutants présentant des fleurs au mauvais endroit ou sans fleur ;
  • Les mutants présentant des fleurs à problèmes.
Réseau floral contrôlé par LEAFY. Le modèle ABCE formalise la détermination de l’identité des quatre types d’organes floraux, les sépales (se), pétales (pe), étamines (et) et carpelles (ca). LFY contrôle l’expression de plusieurs des gènes A, B, C et E[16].

En 1991, deux laboratoires vont conjointement publier un article dans Nature, The war of the whorls[15]. Cet article propose un modèle, le modèle ABC, toujours d’actualité, illustrant le poids de chacun des gènes A, B et C suivant sa zone d’influence.

Plusieurs mutants vont se révéler intéressants, notamment DEFICIENS (découverte du premier facteur de transcription en 1990). Plus tard c’est le mutant LEAFY (LFY) qui aura son heure de gloire grâce aux travaux de Detlef Weigel. Ce gène, s’il est muté, ne produit pas de fleurs, uniquement des feuilles. A l’inverse, s’il est fortement activé il ne produit que des fleurs[16]. En temps normal, un rapport de force est créé avec un autre gène, TERMINAL FLOWER1 (TFL1). Ce gène empêche LFY de s’exprimer, mais perds du terrain à chaque feuille créée ; LFY prenant de plus en plus de poids. « Le rôle du gardien TFL1 de la tige est d’empêcher l’architecte floral [LFY] de pénétrer sur son territoire pour le convertir en fleur[17] ». Par la suite, c’est LFY (ainsi qu’un gène assistant) qui induira les gènes A, B, C, E.

La collaboration entre LFY et son assistant est primordiale. Elle a notamment été mise en valeur par les travaux de Paula Elomaa et Teemu Teeri sur des plans de gerbera. Cette plante à fleur fleurie sous forme de capitules, c’est-à-dire que la fleur que nous pensons voir n’est en fait qu’une multitude de petites fleurs regroupées entre elles. Ces capitules sont composés de fleurs différentes, notamment celles situées sur l’anneau extérieure, qui présentent un grand pétale. Lorsque LFY ou l’assistant sont mutés, le capitule se transforme en un amoncellement de figes et de feuilles. Les deux gènes ont en fait des rôles complémentaires. LFY commande la totalité du plateau. Quant à l’assistant il commande de petits points très précis du plateau, marquant la place des futures fleurs. Lorsque son espace d’influence est étendue (artificiellement) au capitule entier, il n’y a qu’une et grande fleur qui apparait. Certaines plantes à fleurs, comme le chou romanesco sont de parfaites illustrations de ce phénomène de collaboration ratée. « En d’autres termes, les choux sont des bourgeons destinés à devenir des fleurs qui échouent à fleurir et deviennent finalement des tiges qui tentent à leur tour de produire des fleurs. Un cercle de production infini et particulièrement visible chez le chou-fleur et le chou romanesco »[18].

Des montagnes de fleurs ratées

Percevoir le jour quand on est une plante

On a rapidement compris que les plantes percevaient leur environnement. Mais comment ? En 1936, le scientifique soviétique Mikhail Chailakhyan nomme florigène, une hypothétique substance circulant par la sève déclenchant la floraison. Et il a de sérieuses raisons de penser ça. Les travaux de Wightman Garner et Harry Allard sur un plan de tabac géant, le mammouth du Maryland (4m de haut au lieu d’un et demi !) confirment cette hypothèse. La plante est capable de percevoir la durée du jour. Les plantes vont alors être classées suivant leur photopériode. Certaines ont besoin de longues périodes de lumières (la laitue), d’autres moins (le soja). Plusieurs expériences ont lieu. Ainsi, on découvre que la floraison peut être déclenchée si une seule feuille a perçu la photopériode comme suffisante (le reste de la plante étant dans le noir complet). Aussi, Mikhail Chailakhyan tente des greffes entre espèces différentes : il greffe des branches induites sur des porte-greffes non-induits. Les greffes induites déclenchent la floraison du porte-greffe ! L’hypothèse du florigène semble solide. Ces travaux en resteront malheureusement là pour des raisons tristement politiques : pas simple de s’opposer à Lyssenko dans l’URSS des années 1930.

Schématisation de Miguel Blázquez dans Sciences (2005)

Là aussi c’est un mutant qui apportera quelques réponses : CONSTANS (CO), découvert en 1995 par Joanna Putterill et son équipe. Quand CO est muté la plante fleurie toujours au même moment. La durée jour/nuit n’a aucun effet. CO est une protéine, facteur de transcription, produite durant la nuit et la fin de l’après-midi. Seulement, en l’absence de lumière elle est détruite instantanément et n’a donc aucun effet. Son besoin de lumière ne la rend donc efficace que durant les fin d’après-midi des longues journées d’été[19]. Lorsqu’elle est activée, CO active la protéine Flowering Locus T (FT), elle-même facteur de transcription pour les gènes de l’identité florale déclenchant la floraison. Après plusieurs études, et une rétractation, le résultat tombe, FT est produit dans des cellules à l’articulation entre les feuilles et les vaisseaux transportant la sève, voilà le florigène que recherchait Mikhail Chailakhyan ! Le pouvoir de la protéine FT semble immense tant il déclenche la floraison de nombreuses espèces, y compris en le prélevant sur une espèce et le greffant dans une autre.

Une histoire du végétal avant la fleur

La Terre a longtemps vécu sans aucune fleur à sa surface, à peu près 300 millions d’années. Il y a 1 milliard d’années, les algues sont présentes dans tous les milieux aquatiques : mers, lacs, rivières. Ces premières algues sont unicellulaires mais pratiquent déjà la photosynthèse. Cette innovation est née de l’intégration d’une cyanobactérie capable de photosynthèse par une algue unicellulaire qui n’en était pas capable. La bactérie se met alors à travailler pour son hôte, jusqu’à en devenir dépendante[20]. Au fil du temps, ces algues se complexifient et deviennent multicellulaires. Il y a 450 millions d’années, elles finissent même par sortir de l’eau douce. Cette adaptation terrestre : ce sont les mousses. Même en dehors de l’eau, elles en sont toujours dépendantes. Les mousses se développent ainsi proche de l’eau et au ras du sol. En cas de températures trop élevées, elles ont la possibilité d’arrêter leur croissance par un phénomène de dessiccation.

Jeune fougère aigle Pteridium aquilinum par la paléobotaniste Anne-Laure Decombei

50 millions d’années plus tard, ce sont les fougères qui font leur apparition sur Terre. Leur innovation phare est la cuticule. Il s’agit d’une pellicule cireuse protégeant les organes aériens de la plante contre la dessiccation et des ultraviolets. L’irrigation des tissus est mieux assurée et va permettre à ces nouvelles plantes de s’éloigner du sol pour mieux capter le soleil. C’est aussi à ce moment que se développent les premières racines. Elles permettent un meilleur encrage dans le sol (pratique quand les plantes sont de plus en plus grandes) et un meilleur accès aux ressources nutritives. Ces racines vont avoir un rôle géologique majeur puisqu’elles vont limiter l’érosion et ainsi forger de nouveaux paysages (jusqu’à l’arrivée du béton). Leur reproduction se fait par spores. Des spores se forment sous les feuilles de fougères. Ces spores vont se développer sous forme de plantules générant des gamètes mâles et femelles qui vont se rencontrer et, au contact de l’eau, se féconder. C’est ainsi un œuf, puis un embryon qui se développe pour donner naissance à un nouveau pied de fougère.

Cycle de vie d’une fougère commune (Jardins de France)

Il y a 300 millions d’années, ce sont les gymnospermes qui vont faire leur arriver avec une innovation importante : la graine. Indépendante du milieu aquatique, la graine n’est autre qu’un embryon protégé de l’extérieur, à l’état de dormance en attendant les conditions favorables à son développement. Les travaux de Luis Lopez-Molina et Lena Hyvarinen[21] mettent en valeur une grande capacité de protection aux UV et au froid de la partie externe de la graine, le tégument. Cette propriété leur a été d’un grand secours il y a 66 millions d’années, lors de la crise Crétacé/Paléogène (K-PG). Le crash d’un astéroïde de plusieurs kilomètres de diamètre prive le vivant de toute lumière pendant plusieurs mois, causant la disparition de 75% des espèces existantes. Il semblerait que les fougères soient les premières à être réapparu, près de 1 000 ans après le crash. L’état de dormance des graines de plantes à fleurs présentes sous terre prendra fin quelques temps plus tard, en témoigne certains fossiles de graines de palmiers. Ce n’est qu’il y a 140 à 250 millions d’années (la dernière approximation[22] est de 214 millions d’années) que la première fleur est apparue.

L’abominable mystère de Darwin

Fossile de Montsechia vidalii

Pour Darwin, le succès des plantes à fleurs a été un problème évolutif qu’il emporta dans sa tombe. En effet,  les plantes à fleurs ne semblaient pas suivre les grands principes de la théorie de l’évolution, à savoir une évolution lente et graduelle. Dans le registre fossile, Darwin ne trouvait pas d’intermédiaires mais une diversification brutale (pour laquelle je ne peux m’empêcher de faire un lien avec les schistes de Burgess[23]) et présente dans le monde entier. Il ira même jusqu’à imaginer un mystérieux continent originel des plantes à fleurs, aujourd’hui englouti, pour expliquer ce manque de données.

Pendant longtemps, des fossiles de la famille du cacaoyer et du magnolia découverts aux États-Unis et datant de 90 à 100 millions d’années (crétacé supérieur) ont été considéré comme la première trace des plantes à fleurs sur Terre. Cette date originelle a été repoussée de 30 millions d’années par les travaux de l’équipe de Bernard Gomez, paléobotaniste, sur des fossiles espagnols de Montsechia vidalii, petite plante aquatique datant de 125 à 130 millions d’années[24]. Bernard Gomez a réussi à isoler des graines fossilisées de Montsechia vidalii, typique des plantes à fleurs.

A la recherche de la fleur originelle

Portrait robot de l’ancêtre commun de toutes les plantes à fleurs. (Clément Champiat & François Tribolet, 2022)

Pour tenter de remonter à l’ancêtre commun de toutes les plantes à fleurs, de nombreux chercheurs s’appuient sur la flore contemporaine, notamment Amborella trichopoda. C’est actuellement le taxon le plus basal de l’arbre phylogénétique des plantes à fleurs. La lignée évolutive ayant conduit aujourd’hui à cette espèce est la première à s’être différenciée au cours de l’évolution des plantes à fleurs[25]. Le séquençage et la comparaison de son génome avec d’autres taxons plus récents semblent indiquer un ancêtre commun étant apparu il y a 214 millions d’années … ce qui donne tout à fait le temps nécessaire à la diversification dont Darwin sera témoins ! Pas de continent englouti donc, mais un intérêt particulier qui doit être porté aux microfossiles.

Welwitschia mirabilis (plante mâle)

Ces 214 millions d’années d’évolution sont à mettre en perspective à de nombreux égards, notamment grâce à la faculté du génome des plantes à fleurs à muter facilement, ce qui peut expliquer la grande variabilité existante dans la taille de leur génome. Un phénomène de polycloïdisation est observé régulièrement. Ce phénomène consiste, à l’échelle cellulaire, à copier une partie de ses chromosomes et « tester » une nouvelle mutation. Si le gène muté est avantageux pour l’individu il sera conservé ; s’il ne l’est pas, un retour au gène originel sera effectué. Ce brassage génétique constant est un argument de poids quant à la sélection de la reproduction sexuée, couteuse mais payante sur le long terme.

Plus récemment, les chercheurs ont étudié une autre plante particulière, Welwitschia mirabilis. Elle est constituée de deux grandes feuilles qui poussent indéfiniment dans des sens opposés et dont les extrémités s’abiment au fur et à mesure du temps. En plus de pouvoir vivre 2000 ans, les plantes mâles de cette gymnosperme vivant dans le désert du Namib possède des cônes mâles (contenant du pollen), mais aussi des ovules stériles et du nectar. Tous les ingrédients d’une plante à fleurs ! L’étude de son génome confirme cette hypothèse puisqu’on y retrouve, quasiment à l’identique, l’architecte florale LFY[26]. Cet architecte floral inactif peut même remplacer l’architecte d’une angiosperme[27] ! Nous y revenons, comme souvent, le vivant n’est qu’une histoire de variations sur un même modèle.

Modélisation de l’emboitement des architectes floraux de Welwitschia mirabilis en vert de d’une plante à fleur en bleu sur l’ADN des bâtisseurs (gènes A, B, C, E). La superposition est presque parfaite! (Clément Champiat & François Tribolet, 2022)

Fleurs et Homo sapiens: une relation irritante

De toute évidence, je ne peux écrire ce billet entre deux bouffées de Ventoline sans effleurer la question des allergies au pollen. Je me contenterai d’une brève synthèse de la page Wikipédia concernant la pollinose[28].

Le phénomène allergique est une réponse du système immunitaire à la rencontre de certaines parties allergènes des pollens. Si tous les pollens ne sont, normalement, pas allergènes, c’était sans compter sur la pollution. Sans grande surprise, tout se joue en milieu urbain. D’abord, certaines pollutions (diesel et tabac notamment) peuvent rendre notre corps plus sensible à ces pollens. Ensuite, il semblerait que cette même pollution amplifient voire crée des propriétés allergènes aux pollens par divers réaction chimiques (dégradation, oxydation). Enfin, la bétonisation des sols empêchent la fixation au sol des pollens par la rosée, les mousses, lichens et sols humides. Ces pollens sont mécaniquement abimés par l’abrasion au sol avant d’être renvoyés dans l’air, abimés, puis envoyés à nouveau en suspension jusqu’à se fixer sur un semblant de verdure. Ces dégradations mécaniques des pollens provoquent elles-aussi une amplification des propriétés allergènes. Pour finir, il semblerait qu’une combinaison d’émissions de pollens et de tempête entraine un éclatement des pollens en microparticules pénétrant encore plus en profondeur dans les voies respiratoires (plusieurs cas évoqués : Londres en 1994, Nantes en 2013 et Melbourne en 2016). Bien évidemment la disparition alarmante des pollinisateurs[29] (et de la biodiversité en général) ne fait qu’accentuer les niveaux de pollens en suspension ; et le réchauffement climatique entraine des saisons polliniques plus longues.

Aux vues de l’implication écologique du gouvernement français et de leurs (non)réponses aux enjeux écologiques, le triplement du nombre de personnes allergiques depuis le début des années 2000 n’est qu’un début.

Planches d’illustrations représentant divers pollens par le chimiste et pharmacien allemand Carl Julius Fritzsche (1837)

Doit-on tout investiguer au nom de la science ?

D’une manière assez étonnante, le documentaire se termine sur des projets de germination expérimentale de plantes, sur la Lune pour la Chine, et sur Mars pour la NASA. Avons-nous besoin de faire cela ? De la même façon, la mutation de TFL1, semble avoir rapidement trouvé une valeur marchande puisque permettant (théoriquement) de produire des fraises tout au long de l’année[30].

Sommes-nous en train d’essayer de comprendre notre environnement pour mieux l’habiter et le préserver, ou pour mieux le surexploiter ? En 2002, le chercheur Franz Broswimmer écrivait Une brève histoire de l’extinction en masse des espèces. Son constat est glaçant. Si Humboldt[31] tirait déjà la sonnette d’alarme a son époque, il est loin d’être le premier ! Meng Tzeu le faisait déjà au IIIème siècle AEC[32] ! Alors quels progrès ont été fait depuis ? En 1997, des économistes ont calculé la valeur économique des services de l’écosystème mondial, un PNB de la nature, 33 000 milliards de dollars par an[33]. C’est beaucoup. C’est aussi une drôle de façon de penser la protection de l’environnement que de le considérer comme un acteur économique comme un autre.


[1] Clément Champiat & François Tribolet, L’Abominable mystère des fleurs, 2022

[2] François Parcy, L’histoire secrète des fleurs, Humensciences, 2019, p. 35

[3] Clément Champiat & François Tribolet, Ibid

[4] François Parcy, Ibid, p. 43

[5] Charles Darwin, Fertilisation of Orchids, 1862, p. 197-203 dans Wikipédia

[6] Clément Champiat & François Tribolet, Ibid

[7] François Parcy, Ibid, p. 44-45

[8] Clément Champiat & François Tribolet, Ibid

[9] Le 14 avril 2023, pour la première fois, un arum titan a fleuri dans les Grandes Serres du Museum d’Histoire Naturelle de Paris.

[10] Clément Champiat & François Tribolet, Ibid

[11] François Parcy, Ibid, p. 66-70

[12] François Parcy, Ibid, p. 64

[13] François Parcy, Ibid, p. 82

[14] GIRAUDAT J., PARCY F., VARTANIAN N. et al., « Current advances in abscisic acid action and signalling », Plant Molecular Biology, vol. 26, décembre 1994, p. 1557-1577

[15] COEN E. S., MEYEROWITZ E. M., « The war of the whorls : genetic interactions controlling flower development », Nature, vol. 353, septembre 1991, p. 31-37

[16] Gilles Vachon, Gabrielle Tichtinsky et François Parcy, LEAFY, le régulateur clé du développement de la fleur, Biologie Aujourd’hui, 2012

[17] François Parcy, Ibid, p. 131

[18] Camille Moreau, Les formes pyramidales du chou romanesco sont en fait des fleurs ratées, Geo.fr, 2021

[19] F. Valverde, G. COUPLAND et al., « Photoreceptor regulation of CONSTANS protein in photoperiodic flowering », Science, vol. 303, février 2004, p. 1003-1006

[20] François Parcy, Ibid, p. 11

[21] Clément Champiat & François Tribolet, Ibid

[22] Clément Champiat & François Tribolet, Ibid

[23] Stephen Jay Gould, La vie est belle – les surprises de l’évolution, Seuil, 1991

[24] Clément Champiat & François Tribolet, Ibid

[25] Amborella trichopoda, Wikipédia

[26] Depuis, il a même été découvert dans le génome d’autres conifères.

[27] François Parcy, Ibid, p. 211

[28] Pollinose, Wikipédia

[29] De façon plus globale, au tournant des années 2000, « le biologiste Edward Wilson estime qu’avant l’apparition des humains la cadence de l’extinction des espèces était (très approximativement) d’une espèce par million d’espèces et par an (0.0001%). Les estimations des cadences actuelles d’extinctions des espèces sont de 100 à 10 000 fois plus grandes, mais la plupart se situent à près de 1 000 fois les niveaux pré-humains (0.1% par an) avec une tendance prévue à une hausse très probablement brutale ». (Franz Broswimmer, Une brève histoire de l’extinction en masse des espèces, Agone, 2010, p. 7)

[30] Fraisier – Fraisier à jour neutre, Wikipédia

[31] Noé Ciscki, L’invention de la nature par Alexandre von Humboldt (2023)

[32] Franz Broswimmer, Une brève histoire de l’extinction en masse des espèces, Agone, 2010, p. 72

[33] Franz Broswimmer, Ibid, p. 15

[34] Clément Lagrue, Les parasites manipulateurs: sommes-nous sous influence ?, Humensciences, 2019

Le blob ou la possibilité d’un apprentissage sans cerveau

Blob en laboratoire (2017, Audrey Dussutour)

Billet archive aujourd’hui puisque je ressors les notes que j’avais prises lors de ma lecture, l’an passé, du livre d’Audrey Dussutour, Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur le blob sans jamais oser le demander[1] et de mon visionnage du film qui en a été adapté[2] (toujours disponible gratuitement sur Arte).

Blobs s’échappant de boîtes de Petri (Audrey Dussutour)

Il y est question de Physarum polycephalum, un organisme unicellulaire qui a été popularisé sous le nom de blob. Physiquement c’est une espèce de fine pate jaune, orange ou rouge qui vit majoritairement dans les sous-bois sombres et humides. Pour se déplacer, cet organisme s’étend en créant un réseau de veines. La biologiste Audrey Dussutour, qui l’a beaucoup étudié et popularisé, raconte que durant un week-end, les blobs s’étaient échappés de leur boite de culture, à la recherche de nourriture … colonisant ainsi une large partie du plafond de son laboratoire.

C’est un des très rares organismes unicellulaires visibles à l’œil nu … et même plus ! Plusieurs records ont été documentés quant à sa taille : 10m² en laboratoire, 53,09 m dans un lycée[3], plus d’1,3 km² à l’état sauvage dans les Appalaches[4] (États-Unis). Il faut garder en tête que ces surfaces ne représentent qu’une seule et unique cellule (comprenant des milliers de répliques de son noyau). À titre de comparaison, une cellule humaine (ne comprenant qu’un noyau) mesure en moyenne 10 micromètres de diamètre.

Parmi ses nombreuses capacités, le blob est capable de fusionner, rien que ça. Si un autre individu de la même espèce (et de sexe différent, nous y reviendrons) se trouve à ses côtés, ils fusionnent. Il ne reste donc qu’un individu. A l’inverse, s’il est coupé en deux, trois, quatre parties … il se scinde en deux, trois ou quatre parties. Cette capacité de scission rappelle celle de la magnifique étoile de mer du Pacifique Acanthaster planci. Aussi appelé Couronne du Christ, cette grande étoile de mer (25 à 80 cm de diamètre) criblées de piquants venimeux provoquant des nécroses est devenue une espèce invasive pour diverses raisons, notamment liées au réchauffement climatique et son impact sur l’eau. Pour ne rien arranger, elle est corallivore. C’est-à-dire qu’elle décime les récifs coralliens. A titre d’exemple l’île de Moorea a perdu plus de 96% de sa couverture corallienne à cause des acanthasters entre 2005 et 2010[5]. Véritable problème écologique, plusieurs méthodes ont été utilisées pour en réduire la population. Le Japon et l’Australie (la grande barrière de corail australienne est, elle aussi, touchée) ont ainsi commencé à opter pour une découpe de l’animal en deux … avant de se rendre compte qu’au moins une des deux parties se régénéraient, voire donnait naissance à un clone. L’humain n’étant jamais en manque d’idée lorsqu’il s’agit de tuer, les acanthasters sont aujourd’hui remplies de bisulfate de sodium à l’aide d’un fusil-injecteur à quatre endroits différents de façon à s’assurer qu’aucune partie de l’animal ne puisse survivre.

Acanthaster planci au Timor (Wikipédia)
Acanthaster planci aux Philippines (Wikipédia)
Acanthaster planci en Thaïlande (Wikipédia)

Revenons au blob, jamais perdu, des travaux ont montré qu’au milieu d’un labyrinthe, il est capable d’en trouver la sortie … la plus courte ! L’optimisation du complexe réseau de veines qu’il déploie semble telle que ses capacités sont exploitées, via des algorithmes mimant virtuellement les blobs, dans le développement de réseaux de communication optimisés[6].

Optimisation toujours, cette fois-ci culinaire. En présence de plusieurs sources de nourriture, le blob est capable de reconstituer le repas optimal en piochant dans les ressources à sa disposition.

Cycle de reproduction de Physarum polycephalum[7]

Concernant sa reproduction, si le clonage est possible, le blob peut tout de même se reproduire de façon sexuée à l’aide de spores. Les spores libérées par le blob vont, à leur tour, libérer des cellules (des gamètes) devant être fécondées par un gamète de sexe différent. Trois sites génétiques (matA, matB, matC) définissent le type sexuel du blob. Ces trois sites génétiques disposent chacun de 16, 15 et 3 allèles, soit 720 combinaisons possibles[7] ! Autant dire que la probabilité qu’un gamète se retrouve en contact avec un gamète de même sexe est assez faible.

Quant à sa mort, on a du mal à l’imaginer. En effet, en cas de conditions défavorables, le blob entre en phase de dessication sous la forme d’une sclérote. Il pourra rester sous cette forme, en dormance, durant des années, jusqu’à l’apparition de conditions favorables.

Expérience de l’habituation avec Physarum polycephalum[7]

Toutefois, sa capacité la plus impressionnante est surement celle de l’apprentissage. Pour montrer cela, Audrey Dussutour explique le protocole expérimental qu’elle a mis en place. Elle part d’abord d’un constat : le blob déteste la quinine, il ne va pas dessus. Elle décide alors de positionner le blob à l’extrémité d’un pont de quinine. A l’autre bout du pont : de la nourriture. Le blob doit donc passer sur ce pont désagréable pour se nourrir. Les premiers jours sont compliqués, le blob avance très lentement. Mais, au bout du sixième jour, le blob ne fait plus du tout attention à la quinine. Il a appris que ce passage n’était pas dangereux. Attention, s’il n’utilise pas cette compétence pendant un certain temps, il l’oublie et devra la réapprendre. Il peut toutefois transmettre sa connaissance ! En effet, si un blob expérimenté fusionne avec un blob naïf. Le blob qui en résulte est expérimenté. Aussi, si ce nouveau blob est scindé en deux, les deux blobs auront aussi acquis cette connaissance.

Grossièrement, c’est un peu comme si l’on acquérait les connaissances de quelqu’un par transfusion sanguine. Philosophiquement ça semble soulever des questions intéressantes. Ces travaux sont aussi la démonstration parfaite qu’une forme d’apprentissage ou d’acquisition de compétence est possible sans cerveau, de quoi remettre l’humain à sa place !


[1] Audrey Dussutour, Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur le blob sans jamais oser le demander, EquateurSciences, 2017

[2] Jacques Mitsch, Le blob, un génie sans cerveau, 2019

[3] Marine Bruneau, Big Blob Record : le record mondial du plus long blob battu !, CNRS.fr, 2022

[4] Je n’ai pas réussi à trouver de source primaire concernant ce chiffre mais il est utilisé sur le site du Museum de Toulouse. Dominique Morello, Insolite: ni plante, ni animal, ni bactérie, simplement BLOB !, 2018

[5] Morgan S. Pratchett, Ciemon F. Caballes, Jennifer C. Wilmes, Samuel Matthews, Camille Mellin, Hugh P.A. Sweatman, Lauren E. Nadler, Jon Brodie, Cassandra A. Thompson, Jessica Hoey, Arthur R. Bos, Maria Byrne, Vanessa Messmer, Sofia Valero-Fortunato, Carla C.M. Chen, Alexander C.E. Buck, Russell C. Babcock, Sven Uthicke, « 30 Years of Research on Crown-of-thorns Starfish (1986-2016): Scientific Advances and Emerging Opportunities », Diversity, vol. 9, no 41,‎ 2017 (DOI 10.3390/d9040041, www.mdpi.com/1424-2818/9/4/41/pdf) dans Wikipédia

[6] Edzang, Le Blob, créateur de cartes de réseaux de transport ?, Veille Carto 2.0, 2020

[7] Physarum polycephalum, Wikipédia

L’invention de la nature par Alexandre von Humboldt

En parcourant le rayon « voyages » d’une librairie, après deux étagères consacrées à Sylvain Tesson, je suis tombé sur un gros livre au dos blanc. Gros livre de poche, cheap, aux illustrations mal imprimées et à l’absence quasi-totale de marges dans le corps du texte. De gros murs de mots sur 800 pages et un papier extrêmement fin. Comme le livre que je venais de reposer, j’ai d’abord cru qu’il était autoédité … mais non. Il s’agissait de L’invention de la nature – Les aventures d’Alexander von Humboldt par Andréa Wulf, édité chez Libretto en 2022 (originellement publié en anglais en 2015). Intrigué par la couverture et les premières phrases lues, je suis quand même reparti avec ; grand bien m’en fasse.

Une page de l’histoire des sciences

À l’image de l’abbé Dicquemare[1], on pourrait qualifier Alexander von Humboldt de polymathe. Et pas n’importe lequel ! Un polymathe aisé financièrement, culturellement et au carnet d’adresse bien fourni vivant à la charnière du XVIIIème et du XIXème siècle en Europe. Né au sein d’une famille noble prussienne, Humboldt grandi avec un père aimant mais qui décédera à ses 9 ans, et d’une mère avec lequel il entretient de mauvaises relations mais qui l’obligera à suivre la meilleure scolarité. À sa mort, il démissionne de son poste de conseiller aux mines et cherche à voyager autour du monde.

Les chevaux électrocutés par les anguilles comme observés par Alexander von Humboldt en mars 1800 (par Robert H. Schomburgk, 1843)

Humboldt s’intéresse à tout et n’a pas peur de donner du sien. Dès le début des années 1790, il veut comprendre l’essence de la vie, trouver cette « force éternelle et universellement répandue »[2]. Plusieurs courants philosophiques coexistent sur ce sujet. La vie n’est-elle qu’une animation de matière inerte par Dieu ? Des forces « formatives » sont-elles à l’œuvre ? Toute matière détient-elle un potentiel de vie ? C’est dans ce contexte intellectuel que Humboldt s’intéresse de près au galvanisme, expérimentant avec diverses animaux disséquées (puis son propre corps[3]) dont les nerfs et/ou les muscles étaient mis en contact avec divers métaux. À ce titre, lors de son premier voyage en Amérique du Sud, il fit la rencontre de gymnotes (des anguilles électriques pouvant générer des décharges de 600 volts) dans un étang du village de Calabozo[4]. Rêvant de les disséquer afin d’étudier ces animaux électriques, il demande de l’aide aux locaux afin de pouvoir en capturer en toute sécurité. L’aide que les locaux lui apportèrent déboucha sur une scène terrifiante. Une trentaine de chevaux furent envoyer dans l’étang. « En piétinant la vase de leurs sabots, les chevaux faisaient remonter les anguilles à la surface, qui se démenaient en tous sens en envoyant des décharges électriques. Le terrible spectacle fascina Humboldt : les chevaux poussaient des hennissements de douleur, les anguilles se pressaient sous leur ventre, l’eau bouillonnait d’une folle agitation. Certains chevaux tombèrent , terrassés, et se noyèrent. »[5] S’en suit une séance de quatre longues heures d’expérimentation durant lesquels Humboldt et son compagnon de voyage, Aimé Bonpland, enchainent différentes manipulations d’anguilles électriques (encore bien vivantes !) en se tenant mutuellement les main (ou non), en ayant les pieds plus ou moins mouillés, en les touchant à l’aide de différents métaux etc. Étonnamment, ils en ressortent malades.

Ces récits constituent un pan important de l’histoire des sciences. Tout comme les récits de voyage, totalement différents de nos voyages touristiques actuels, durant lesquels l’inconfort, les maladies et l’imprévu[6] sont quotidien. La logistique y est particulièrement lourde : absence d’ordinateur et de tout équipement électronique plus ou moins de poche. Chaque objet emporté en expédition est le résultat d’une réflexion et d’un besoin prenant en compte son transport, son rangement, sa protection (les instruments de mesure sont encombrants précieux et fragiles), son utilisation future et son rapatriement une fois utilisé. On parle par exemple de plus de 20 000 spécimens végétaux prélevés durant leur exploration de l’Orénoque et de l’Amazone via le Casiquiare[7]. À l’inverse, la découverte de paysages, d’une faune et d’une flore inédites (aujourd’hui partiellement disparues) semblent une récompense à la hauteur de ces sacrifices (et difficilement reproductible aujourd’hui).

Sur la possibilité d’entrapercevoir des paysages disparus, je ne peux m’empêcher de penser aux travaux d’Eske Willerslev. Avec son équipe, il avait publié, en fin d’année dernière, un article dans Nature[8] à propos de l’analyse d’ADN environnementale (ADNe) laissant apparaitre une esquisse du paysage Groenlandais il y a 2 millions d’années[9].

Histoire du livre

En creux c’est aussi une petite histoire du livre qui se déroule. L’accessibilité du livre n’est pas celle que l’on connait aujourd’hui. En l’occurrence, Humboldt lui-même ne possède pas l’intégralité de son œuvre de son vivant en raison de son prix. La confection du livre y est différente, tout comme les droits des éditeurs sur le texte, et les droits d’auteur sur les traductions n’existent pas. Les livres scientifiques circulent tout de même, par envoi de l’auteur ou par consultation de bibliothèques personnelles de scientifiques de renom (pour Humboldt celle du naturaliste José Celestino Bruno Mutis y Bosio à Bogota par exemple). Le rôle des librairies est invisible dans ce texte, mais pour une petite idée sur la question on peut lire Patricia Sorel[10]. De manière plus contemporaine, l’exploration de la bibliographie de l’ouvrage laisse voir les lacunes actuelles en termes de traductions d’ouvrages scientifiques ou de vulgarisation (y compris depuis l’anglais !) vers le français[11]. Que se passe-t-il actuellement en sciences du vivant au Japon par exemple ? Et même simplement que s’y est-il passé ?

L’édition Libretto que j’ai lue est sûrement l’édition la plus pauvre qu’un texte à propos d’Humboldt ait supporté. Ironiquement, j’ai aussi eu l’occasion d’avoir une seconde édition (1816) de Voyage aux régions équinoxiales du Nouveau Continent, fait en 1799, 1800, 1801, 1802, 1803 et 1804 entre les mains (douze volumes et un atlas). C’est peu de dire que le travail de cartes, d’illustrations et d’infographies prend une tout autre dimension ! À noter, tout de même, une édition française de meilleure qualité publiée aux éditions Noir sur Blanc[12] en 2017.

Une nouvelle vision du monde

La première caractéristique du travail de Humboldt réside dans la fascination qu’il éprouve pour la beauté de la nature et sa capacité à la transmettre par ses écrits. En ce sens, le texte est particulièrement documenté et parsemé de citations sourcées provenant de ses ouvrages et de son abondante correspondance. Ainsi, alors qu’il arrive au sommet du Pichincha (volcan aujourd’hui en Équateur), Humboldt rampe « tout au bord pour regarder au fond du cratère. Des flammes bleutées montaient à l’intérieur et Humboldt faillit être asphyxié par les émanations de gaz soufré. L’imagination ne peut concevoir un tableau plus triste, plus lugubre et plus effrayant que ce que nous vîmes alors[13] »[14]. On y est !

Entrainé par sa fascination pour la beauté de la nature et en s’appuyant sur sa formation universitaire, Humboldt théorise rapidement une compréhension de l’environnement comme un tout interconnecté, une certaine invention de la nature comme nous la pensons aujourd’hui. Dès la fin du XVIIIème siècle il décrit et alarme sur l’impact des activités humaines sur l’environnement, notamment autour du lac de Valencia (aujourd’hui au Venezuela) où la déforestation assèche et appauvrit les sols. Ce mouvement de recul, il semble en prendre conscience, notamment, sur les pentes du Chimborazo (volcan aujourd’hui en Équateur) : « Ce jour-là, en haut du Chimborazo, tout en se pénétrant de ce qu’il voyait, il pensa aux mesures qu’il avait prises, aux plantes, aux formations rocheuses vues dans les Alpes, les Pyrénées, et à Ténérife. La somme de ces observations formait une évidence. La nature, se dit-il, était mue par une force globale et ressemblait à un tissu du vivant. Un confrère devait dire plus tard de Humboldt qu’il était le premier à avoir compris que tout était relié comme par des milliers de fils[15] »[16]. Qu’ils concernent l’histoire des sciences ou simplement la description de paysages disparus, de nombreux passages laissent entre admiration et contemplation.

La compréhension de la nature telle qu’Humboldt la théorise nécessite de nouveau outils graphiques. Ainsi, Humboldt crée le Tableau physique au début du XIXème siècle. C’est une nouvelle façon de synthétiser et de mettre en lien les informations, une nouvelle page dans la belle histoire des cartes et des infographies[17]. Les plantes ne sont plus vues uniquement par le prisme de leur espèce, mais classé selon leurs différents environnements de vie (dépendants de la température, de la pression, de l’altitude). Humboldt met ainsi en lien différentes plantes se développant dans des conditions semblables à travers le monde.

Tableau physique (1807)

Circulation des idées oblige, cet ouvrage est aussi l’occasion d’apercevoir les relations que Humboldt entretient avec politiques (il est détesté par Napoléon), écrivains (particulièrement Goethe) et scientifiques de son temps. Charles Darwin est l’un d’eux. Les écrits de Humboldt auront un impact considérable sur notre compréhension du monde : le départ de Charles Darwin à bord du Beagle, ainsi qu’une (pré)écriture de la théorie de l’évolution qui vaudra à Humboldt le qualificatif de « darwinien pré-darwiniste »[18] par Emil du Bois-Reymond (physiologiste) lors d’un discours à l’université de Berlin en 1883.

« L’homme avait depuis longtemps oublié que la Terre ne lui avait pas été donné pour être consommée. »[19]

Aussi brillante soit cette somme de connaissance, je ne peux m’empêcher d’être marqué par la vieillesse du message écologiste. L’alarme est tirée depuis la fin du XVIIIème siècle ! Elle est non seulement tirée mais les effets dévastateurs des activités humaines sont identifiés, les causes documentées, les analyses croisées et partagées. Après plus de 200 ans de travaux, de mises en garde et d’alertes, on peut difficilement s’empêcher d’être éco-furieux[20] ! C’est aussi une illustration parfaite de l’articulation entre sciences et politique. Les travaux de Humboldt étaient autorisés et financés (voire demandés) par des États, notamment la Prusse, ou l’Espagne. Cependant, les connaissances ont beau être, elles semblent bien faibles par rapport au système capitaliste. Les pages de description de déforestation, d’abord pour le bois de construction, puis pour son énergie, alors même que les expertises scientifiques sont claires sur leurs conséquences catastrophiques ressemblent trop à notre situation actuelle.

Des idéaux politiques

Si une conception « neutre politiquement », du scientifique se fait une place conséquente dans les représentations populaires contemporaines, il n’en est rien concernant Humboldt. Ne serait-ce que par la création de la nouvelle science qu’est l’écologie, Humboldt met en valeur le fort lien qui unit environnement et politique. Humboldt affiche fièrement ses options : abolitionniste concernant l’esclavage, anticoloniste, contre la hiérarchie des races[21], pour la préservation de l’environnement, la libre circulation des informations scientifiques[22], le partage des connaissances[23], les idées de la Révolution française de 1789, la démocratie (notamment celle, naissante, des États-Unis d’Amérique).

Durant ses voyages (en Europe, en Amérique et en Asie de façon plus marginale), certaines expériences renforcent les idéaux politiques qu’il s’est forgé. Ainsi, alors qu’il vient d’arriver à Cumaná (aujourd’hui au Venezuela), Humboldt est scandalisé par le marché aux esclaves[24] et restera un fervent abolitionniste toute sa vie, bien conscient que « le colonialisme et l’esclavage étaient une seule et même chose, indissociable de la relation de l’homme avec la nature et de l’exploitation des ressources naturelles »[25]. Admirateur des Etats-Unis d’Amérique naissants, mais choqué que l’esclavage y soit encore pratiqué, il tente de faire valoir son point de vue auprès du président Jefferson à plusieurs reprises. À l’image de sa compréhension de la nature, Humboldt tisse un lien entre faits, actions et conséquences. « A Cuba, par exemple, Humboldt avait vu combien chaque goutte de jus de canne à sucre coûtait de sang et de gémissements ».

Plus étonnamment, son œuvre inspire les mouvements de libération d’Amérique du Sud, et notamment, Simón Bolívar, pour lesquels les descriptions des paysages et des peuples locaux leur donnent une partie de la force et de la fierté nécessaire pour se soulever. Durant sa longue vie (près de 90 ans !), Humboldt vécu et suivi énormément d’événements politiques majeurs (Etats-Unis d’Amérique, France, Prusse, Espagne). Il fut, par exemple, un fervent soutien du Bolívar révolutionnaire, mais nettement plus critique du Bolívar dictateur.  De petites victoires en grands échecs, Humboldt est fatigué, « fatigué de la politique et des révolutions, Humboldt se retranche dans le monde de la science »[26]. Si l’attitude est au combien défaitiste, elle est toutefois bien tentante et compréhensible (et, on ne peut plus d’actualité).

Quelques mots sur sa gestion de l’argent. L’héritage est consommé au bout de quelques années (voyager pendant plus de quatre ans a un prix !) et durant toute sa vie Humboldt vivra au-dessus de ses moyens, notamment en finançant les travaux d’autres, jeunes scientifiques et/ou artistes. Une belle façon de s’endetter.

Nommer est politique

La question est encore brulante d’actualité. Les noms que l’on donne aux choses (éléments, lieux …) et les récits qui les accompagnent, entrent dans une histoire commune qu’il peut devenir difficile de critiquer. On peut penser à la fameuse découverte de l’Amérique par Christophe Colomb apprise à l’école pendant des décennies avant d’être remise en cause plus récemment. Évidemment, les conservateurs hurlent à la réécriture de l’histoire et à l’endoctrinement malgré un argumentaire assez solide : si l’Amérique était peuplée, il y a fort à parier que les populations locales avaient déjà découvert leur propre territoire. Il arriva à Humboldt une situation similaire. Au début des années 1800, Humboldt étudie un courant froid longeant les côtes du Pérou et du Chili. Quelques années plus tard, ce courant est nommé « courant de Humboldt ». Flatté, Humboldt estime tout de même cet honneur injustifié[27], précisant que les pêcheurs locaux connaissaient ce courant bien avant lui. Ironiquement, Humboldt détient aujourd’hui le record de lieux commémorant son nom.

Sur ce même sujet, je ne peux qu’encourager la lecture de l’article Un géant nommé Karl Marx dans le dernier numéro d’Espèces[28]. Il y est question du General Sherman, un séquoia géant de 1487m3, 83m de hauteur et 31m de circonférence, âgé de plus de 2200 ans. Le général qui lui donne son nom n’est autre qu’un commandant militaire américain, œuvrant (comme d’habitude) à la mort de son ennemi désigné, tour à tour les Sudistes, les Amérindiens, les bisons. Évidemment, une légende accompagne et justifie ce nom accordé au plus gros séquoia du monde. Par essence fausse, cette légende occulte le précédent nom qui lui avait été donné par la communauté socialiste qui habitait à proximité de l’arbre. La communauté Kaweah (1886 – 1892), expropriée manu militari sous prétexte de protection des séquoias par une compagnie ferroviaire convoitant le monopole du commerce du bois, avait baptisé ce même arbre … Karl Marx !

Membres de Kaweah posant au pied de Karl Marx (circa 1889)

Une descendance importante

Malgré les sollicitations féminines et l’incitation à faire perdurer sa noble lignée, Humboldt n’aura aucune relation sexuelle ou sentimentale avec le sexe opposé. Tout « homme qui se marie est un homme perdu[29] »[30]. Sa vie est plutôt rythmée par différents compagnons dont sa correspondance témoigne de sentiments intenses. Ces amours entrainent, en plus de moqueries, certaines jalousies, Humboldt préférant voyager aux côtés de son « Adonis », Carlos Montúfar, plutôt qu’aux côtés d’autres scientifiques souhaitant l’accompagner[31].

Quoi qu’il en soit, la descendance scientifique d’Humboldt est importante. Comme cité plus haut, il y a bien sûre Charles Darwin, un chapitre entier[32] lui est consacré. Mais aussi Frederic Edwin Church dont l’incroyable huile sur toile The Heart of the Andes (1859) n’aurait existé sans les écrits et conseils de Humboldt. Cette toile est exposée pour la première fois au Tenth Street Studio Building (New York) durant le décès de Humboldt à Berlin, si bien qu’il ne le verra jamais. Le succès est immense, les gens se déplacent en nombre pour payer leur ticket et pouvoir observer la toile si réaliste que « le spectateur sentait presque la fraicheur de la brume d’eau qui s’en élevait. Les arbres, les feuilles et les fleurs étaient représentés avec un tel luxe de détails que les botanistes pouvaient les identifier »[33]. En lisant cette anecdote, je ne peux m’empêcher de comparer à notre société actuelle. Que faudrait-il pour faire déplacer des gens en masse pour une image ? Aujourd’hui, grâce à Internet, nous serions plus nombreux à pouvoir la consulter (et sans nous déplacer). Est-ce une bonne chose ? Est-ce cohérent de promouvoir une accessibilité culturelle, ici pour un tableau naturaliste, en utilisant Internet et les effets néfastes sur l’environnement (réchauffement climatique, besoin énergétiques, besoin de métaux précieux) et sur les populations (pillages des richesses et asservissement des populations) que cela génère ?

The Heart of the Andes par Frederic Edwin Church (1859)

Le scientifique et artiste allemand Ernst Haeckel est aussi profondément marqué par l’œuvre de Humboldt. Il publie Formes artistiques de la nature en 1904, recueil d’une centaine d’illustrations de micro-organismes, et notamment de radiolaires. Cet ouvrage jette les bases d’un nouveau courant artistique : l’Art nouveau[34].

Enfin George Perkins Marsh, Henri David Thoreau et John Muir ont continué de poser les jalons d’une protection de l’environnement et d’une vision politique (quoi que pas systématique[35]) de l’écologie. Pour rappel, il y a plus de 150 ans « Marsh voyait l’avenir d’un œil très pessimiste. D’après lui, si rien ne changeait, la planète serait réduite à une surface dénaturée, en proie aux excès climatiques »[36]. Ces écrits n’étaient pas prophétiques, ils étaient scientifiques.

En bref

En guise de synthèse, ce livre est réellement passionnant, tant du point de vue de sa substance, la vie et l’impact de Humboldt, que dans la manière dont l’autrice écrit et en construit le récit. On est ébahi devant les paysages, la faune et la flore décrite par la « petite académie »[37], excité durant l’écriture des tomes de Cosmos et triste à sa mort. Le lien entre sentiments et sciences est palpable et plein d’espoir.

Pour aller plus loin, les recommandations de Laurent Husson (maitre de conférences en philosophie) via Richard Monvoisin : Le dernier voyage d’Alexandre de Humboldt par Froissard et Le Roux (Futuropolis, 2010) et Révolutions dans le cosmos – Essais de libération géographique : Humboldt, Thoreau, Reclus par Bertrand Guest (Classiques Garnier, 2017)[38].


[1] Noé Ciscki, De Villers-sur-Mer à Philadelphie : éthique, conservation et constructions des connaissances paléontologiques, blog personnel, 2022

[2] Andréa Wulf, L’invention de la nature – Les aventures d’Alexander von Humboldt, Libretto, 2022, p. 115

[3] Andréa Wulf, Op. Cit., p. 52

[4] Andréa Wulf, Op. Cit., p. 113

[5] Andréa Wulf, Op. Cit., p. 114

[6] Je pense, par exemple, à sa rencontre avec jaguar dans la forêt vénézuélienne ou encore à sa découverte du curare qui faillit bien devenir un premier et dernier contact avec ce poison. Andréa Wulf, L’invention de la nature – Les aventures d’Alexander von Humboldt, Libretto, 2022, p. 118 – 119

[7] Hervé Le Guyader et Julien Norwood, L’aventure de la biodiversité – De Ulysse à Darwin, 3000 ans d’expéditions naturalistes, p. 173

[8] Kurt H. Kjær, A 2-million-year-old ecosystem in Greenland uncovered by environmental DNA (Nature, 2022)

[9] Hervé Morin, Le Groenland préhistorique révélé par l’ADN (Le Monde, 2022)

[10] Patricia Sorel, Petite histoire de la librairie française (La Fabrique, 2021)

[11] À titre d’exemples on peut citer (en vrac) The Tragic Sense of Life (Richards, 2008) biographie de Ernst Haeckel, The Crucible of Creation: The Burgess Shale and the Rise of Animals (Conway Morris, 1998), The Demon-Haunted World: Science as a Candle in the Dark (Sagan & Druyan, 1995), Gorgon: Obsession, Paleontology, and the Greatest Mass Extinction (Ward, 2004), Vertebrate Paleontology (Benton, différentes éditions depuis 1990).

[12] Andréa Wulf, L’invention de la nature – Les aventures d’Alexander von Humboldt, Noir sur Blanc, 2017

[13] Alexander von Humboldt dans une lettre à son frère le 25 novembre 1802.

[14] Andréa Wulf, Op. Cit., p. 146

[15] Georg Gerland, 1869, Jahn 2004, p.19

[16] Andréa Wulf, Op. Cit., p. 153

[17] Pour plus d’exemples on peut voir l’article de Cara Giaimo pour Atlas Obscura (2018)

[18] Andréa Wulf, Op. Cit., p. 392

[19] Andréa Wulf, Op. Cit., p. 470

[20] Frédéric Lordon, invité pour une conférence par Le Courrier en 2022.

[21] A l’inverse totale des positions de Buffon quelques décennies auparavant, voir Andréa Wulf, Op. Cit., p. 264

[22] À propos des informations amassées par Humboldt sur le Mexique et les Etats-Unis et leur communication, voir Andréa Wulf, Op. Cit., p. 174

[23] En 1827, Humboldt donne 77 conférences gratuites, voir Op. Cit., p. 314

[24] Andréa Wulf, Op. Cit., p. 97-98

[25] Andréa Wulf, Op. Cit., p. 182

[26] Andréa Wulf, Op. Cit., p. 313

[27] Andréa Wulf, Op. Cit., p. 158

[28] Bruno Corbara, Un géant nommé Karl Marx, Espèces n°46, 2022

[29] Alexander von Humboldt dans une lettre à Carl Freiesleben le 21 octobre 1793.

[30] Andréa Wulf, Op. Cit., p. 144

[31] En l’occurrence, il s’agit de Francisco José de Caldas, botaniste et astronome colombien, se plaignant dans une lettre à José Celestino Mutis en 1802.

[32] Andréa Wulf, Op. Cit., p. 350

[33] Andréa Wulf, Op. Cit., p. 450

[34] Andréa Wulf, Op. Cit., p. 496

[35] Hervé Le Guyader & Julien Norwood, Op. Cit., p. 262

[36] Andréa Wulf, Op. Cit., p. 471

[37] Surnom donné par Goethe à Humboldt dans une lettre à Charles-Auguste de Saxe-Weimar-Eisenach le 14 mars 1797.

[38] Richard Monvoisin sur Twitter.