John Hatcher a-t-il découvert un dinosaure qui n’existe pas ?

Illustration représentant un tricératops par Charles R. Knight (1901)

Le tricératops était un dinosaure herbivore non-avien vivant il y a 68 à 66 millions d’années. La totalité de ses traces fossiles ont été retrouvées en Amérique du Nord. Qualifié de grand dinosaure emblématique[1] par le MNHN, il est aujourd’hui l’un des dinosaures les plus populaires. Pourtant, son existence est remise en cause par le paléontologue américain Jack Horner et son équipe.

Découverte

Cornes fossiles originellement attribuées à Bison alticornis par Marsh en 1887

Cet animal disparu est un enfant de la Bone Wars qui opposait les paléontologues américains Edward Drinker Cope et Othniel Charles Marsh[2]. Le premier fossile attribué au genre Triceratops est une paire de cornes attachée à un morceau de crâne découvert par le géologue[3] George Lyman Cannon dans le Colorado en 1887. C’est Marsh qui a la responsabilité de l’identifier. Il estime la couche dans laquelle le fossile a été découvert comme datant du Pliocène, soit entre 5,3 et 2,58 millions d’années, et le rapproche des bisons actuels. L’espèce est baptisée Bison alticornis[4]. Il faudra attendre plusieurs mois pour qu’il découvre la possibilité de dinosaures à cornes, puis qu’il l’identifie à nouveau comme Triceratops alticornis.

John Bell Hatcher (1861-1904)

L’holotype Triceratops est extrait dans le Wyoming en 1888[5] par le chasseur de fossiles américain John Bell Hatcher. Inconnu du grand public, Hatcher semble avoir eu un parcours fascinant. Né en 1861 dans l’Illinois d’une mère certainement sans emploi reconnu, et d’un père fermier et instituteur, Hatcher se découvre une passion pour la géologie et la paléontologie au fil de ses découvertes en travaillant dans une mine de charbon. Cet emploi lui permet de mettre de l’argent de côté pour ses futures études. Il intègre Grinnell College, puis l’université de Yale en 1882. Durant ses études, il montre sa collection de fossiles découverts dans les mines de charbon à un de ses professeurs de Yale, George Jarvis Brush. Celui-ci le met en contact avec le paléontologue Othniel Charles Marsh. Après un stage chez le paléontologue et chasseur de fossiles américain Charles Mortram Sternberg durant l’été 1884[6], sous-payé et avec l’interdiction de publier seul[7], Hatcher travaille pour Marsh de 1884 à 1893. Il se démarque par le soin qu’il apporte aux fossiles qu’il découvre ainsi qu’à certaines techniques qu’il développe. Il met au point un système de quadrillage du lieu de fouille permettant une compréhension plus fine de la disposition des ossements. Cette technique est toujours utilisée aujourd’hui. Il développe aussi une autre technique sur un temps plus long, consacrée à la collecte de microfossiles. Lorsqu’il estime un site prometteur, il y dépose quelques pelletés de sable contenant des fourmis moissonneuses de façon à ce qu’elles s’installent sur place[8]. Hatcher avait remarqué que ces fourmis, Pogonomyrmex occidentalis, utilisaient, notamment, les ossements comme matériaux de construction pour leur nid. Il revenait sur place un ou deux ans plus tard et regardaient de quoi était fait leur nid[9] ! Dans sa correspondance avec Marsh, Hatcher explique ainsi récolter 200 à 300 dents et mâchoires dans une seule fourmilière. Plus confidentielle, il semblerait tout de même que cette technique ait fait des émules, notamment en archéologie[10]. Après sa période de travail pour Marsh, devenu conservateur des collections paléontologiques des vertébrés au Elizabeth Marsh Museum of Geology and Archaeology, Hatcher part pour la Patagonie. Le récit de ses aventures (non traduit en français) semble incroyable, tant d’un point de vue scientifique que du récit de ses péripéties, le tout amplifié par une maladie chronique, aujourd’hui identifiée comme étant une maladie des os de verre de type 1. Il y est notamment question d’une découpe partielle (mais tout de même importante) de son cuir chevelu par le sabot de son cheval alors qu’Hatcher tente de libérer celui-ci d’une lanière de la selle. Hatcher continue son périple, partiellement scalpé et dégoulinant de sang, avec quelques mouchoirs et un lourd chapeau tenant le tout pour faire office de pansement pendant plus de 24 heures … Etonnement, son nom semble avoir été aussi vite oublié[13] que son implication pour la paléontologie semble avoir été grande.

Concernant le crâne de Triceratops, Hatcher ne sera en fait « qu’un » intermédiaire technique entre Charles Arthur Guernsey, le patron d’un cowboy, Edmund B. Wilson, à l’origine de la découverte, et Marsh. Le crâne sera d’abord identifié comme Ceratops horridus, avant d’être renommé Triceratops horridus suite à la découverte d’une troisième corne au niveau du nez.

Depuis, de nombreux fossiles de tricératops ont été découverts, plus ou moins complets, du nouveau-né à l’adulte. La France peut même s’enorgueillir (non), de la vente aux enchères du plus grand spécimen, découvert en 2014 dans le Dakota du Sud, par le paléontologue et chasseur de fossiles américain Walter W. Stein[14] pour la somme de 6,6 millions d’euros[15] à un collectionneur privé.

Ascendance évolutive

Les travaux concernant l’ascendance évolutive des tricératops sont encore balbutiants. Quelques pistes semblent tout de même prometteuses. D’après le paléontologue américain Henry Fairfield Osborn, Protocératops[16], ayant vécu entre 84 et 72 millions d’années pourraient être l’un de ces ancêtres, nettement plus petit : 2m pour 150 kg. Viennent s’y ajouter Zuniceratops, premier cératopsidé connu avec cornes frontales, vivant il y a 92 millions d’années ; Yinlong[17], découvert en Chine, premier cératopsidé connu du Jurassique, vivant il y a 158 millions d’années. Enfin, Laquintasaura[18], un des premiers ornithischiens (et le premier dinosaure découvert au Vénézuela !), vivant il y a plus de 200 millions d’années et ne mesurant qu’un mètre.

Cladogramme illustrant les proches parentés de Triceratops (Wikipédia)

Au Muséum national d’Histoire naturelle

Crâne de Triceratops horridus exposé au MNHN de Paris (Noé Ciscki, 2020)

Si vous allez visiter la galerie de paléontologie et d’anatomie comparée de MNHN de Paris (ce qui est fortement recommandé !), vous pourrez y découvrir un imposant crâne de Triceratops horridus. Ce crâne a été acheté par la paléontologue, et titulaire de la chaire de paléontologie du MNHN de 1902 à 1936, Marcellin Boule au paléontologue et chasseur de fossiles américain Charles Mortram Sternberg en 1911[19]. Le crâne est livré au MNHN et exposé dans la galerie à partir du mois octobre 1912[20].

Morphologie

Le tricératops est un très gros animal pouvant mesurer jusqu’à 10 m pour un poids de 10 tonnes. Son crâne est l’un des plus larges connus du monde vivant. Un grand bec protège ses dents. Au niveau du museau se trouve une première corne. Les deux autres se trouvent sous forme de paire au-dessus de chaque œil. A l’arrière du crâne se trouve une collerette osseuse ornée d’os dits époccipitaux. Il est possible que certaines espèces aient été recouvert de poils[21].

Longtemps considérée comme arme défensive, il semblerait que le rôle de la collerette ne soit pas, au moins totalement, celui-ci. De nouvelles interprétations, reposant notamment sur la diversité de formes et de vides (donc ne protégeant pas ou peu) compris dans les collerettes de différents cératopsiens, tendent à présenter la collerette comme un ornement[22] consacré à la parade et à des fonctions de socialisation, notamment de reconnaissance et de domination comme c’est le cas chez les rennes ou les scarabées rhinocéros actuels.

L’étude de cette même collerette a remis en cause l’existence de plusieurs espèces. Pendant de nombreuses années, de nouvelles formes fossiles ont été synonymes de nouvelles espèces. Mais c’était sans compter sur le facteur polymorphisme. Le polymorphisme, ou plus exactement le polyphénisme ici, est le fait, pour certaines espèces, de présenter une diversité de formes, motifs, à un même stade de développement. Ce polymorphisme peut s’expliquer par le sexe des spécimens, leur mode de vie (solitaire, grégaire …) ou leur stade de développement. De nombreuses espèces de tricératops ont donc été réidentifiées comme une seule et même espèce[23].

Controverse scientifique

Mais alors quelle est la controverse ? Voici la thèse de Jack Horner et son équipe. Dans la continuité de la diversité de formes de collerettes comprise chez les tricératops ayant conduit à l’annulation de plusieurs espèces, les tricératops ne seraient en fait que des juvéniles de Torosaurus, un cératopsien ayant vécu à la même époque et au même endroit.

À ce titre le registre fossile semble assez disparate avec un nombre important de tricératops à tous les stades de croissance (mais les adultes sont-ils vraiment adultes ?), pas de juvéniles de Torosaurus et peu de Torosaurus adultes, beaucoup plus gros que les tricératops[24]. De plus, un consensus semble être établi autour de l’idée qu’il n’existe aucune différence systématique entre Triceratops et Torosaurus en dehors de la collerette.

Les travaux de Horner et son équipe pointent ainsi l’évolution au fil du temps de l’orientation des cornes, semblables chez Torosaurus et Triceratops, ainsi que l’extension particulière de l’os constituant la collerette et créant des trous de façon à ce que ce crâne ne devienne pas trop lourd à supporter[25]. Aussi, les signes de croissances dans la collerette de Triceratops semblent ne pas être présents dans celui de Torosaurus[26]. Cependant, l’équipe du paléontologue John Scannella (défenseur de l’hypothèse d’Horner) ne fait pas cette observation en analysant les fémurs de Triceratops : les tricératops adultes semblent bien avoir terminé leur croissance[27].

(Wiki Jurassic Park Universe RPG)

Triceratops n’est-il, en fait, connu que sous sa forme juvénile ? Torosaurus n’est-il connu que dans sa forme adulte ? Triceratops est-il le juvénile de Torosaurus (et inversement) ? Comment le vérifier ? Si tel était le cas on pourrait se demande si c’est Triceratops qui n’a pas existé ou Torosaurus qui n’était qu’un tricératops. Ce qui certain c’est que ces deux entités étaient proches au sein du buisson grouillant de l’évolution. La question centrale étant de tracer les contours précis d’une espèce (ce qui n’est déjà pas une mince affaire[29]), aujourd’hui disparue et fossilisée. Le débat n’est pas encore tranché et la même question se pose pour d’autres animaux (encore à l’initiative de Jack Horner) : Dracorex et Stygimoloch sont-ils des juvéniles de Pachycephalosaurus ? Nanotyrannus n’est-il qu’un jeune Tyrannosaurus ? Pour terminer, ajoutons à cela la participation au débat de grandes entreprises privées vivant du commerce de raretés paléontologiques, en l’occurrence le Black Hills Institute, à la fois participant au débat scientifique par la publication d’articles et vendeur de squelettes de dinosaures à presque 32 millions d’euros l’unité[28].

[1] Tricératops, MNHN de Paris

[2] J’en parlais il y a quelques temps ici Bone Wars : parlons un peu d’éthique dans Noé Ciscki, De Villers-sur-Mer à Philadelphie : éthique, conservation et constructions des connaissances paléontologiques, blog personnel, 2022

[3] CSS President George L. Cannon, JR, Colorado Scientific Society

[4] Triceratops, Wikipédia (EN)

[5] Othniel Charles Marsh, Notice of New American Dinosauria, American Journal of Science, s3-37(220), 331–336

[6] Tony Edger, Waiting in the Wings for a Long Time, blog personnel, 2011

[7] John Bell Hatcher, Wikipédia (EN)

[8] Beth Py-Lieberman, The Scientific Daredevils Who Made Yale’s Peabody Museum a National Treasure, Smithsonian Magazine, 2016

[9] Tony Edger, Assiduous Collector, But Can Be Nasty Sometimes, blog personnel, 2021

[10] Benjamin J. Schoville et al., Experimental artifact transport by Harvester ants ( Pogonomyremx sp .): Implications for patterns in the Archaeologial record, Journal of Taphonomy, Volume 7, Issue 4, 2009

[12] John Bell Hatcher, Narrative of the Expeditions, Geography of Southern Patagonia , Volume I de Reports of the Princeton University Expeditions to Patagonia, 1896 – 1899, 1903

[13] Quelques travaux existent tout de même, mais, à ma connaissance, rien en français

[14] Big John (dinosaur), Wikipédia (EN)

[15] Emeline Férard, Big John, le plus grand tricératops jamais exhumé vendu à Paris, Geo, 2021

[16] Protoceratops, Wikipédia

[17] Yinlong, Wikipédia (EN)

[18] Laquintasaura, Wikipédia (EN)

[19] Jim Linwood, File:Triceratops horridus skull in the Gallery of Paleontology – Paris.jpg, Wikipédia (EN)

[20] Tricératops, MNHN de Paris

[21] Sid Perkins & Julius T. Csotonyi, Dressing up dinos: Adding soft tissue to bone helps scientists, paleoartists bring ancient creatures to life, Science News, 2010

[22] Ronan Allain, Le Triceratops, le dinosaure social, France Culture, 2021

[23] Ronan Allain, Ibid

[24] Entracte Sciences, Max Bird – le Triceratops n’a jamais existé ?, Youtube, 2020

[25] University of California – Berkeley, New Analyses Of Dinosaur Growth May Wipe Out One-third Of Species, ScienceDaily, 2009

[26] Entracte Sciences, Max Bird – le Triceratops n’a jamais existé ?, Youtube, 2020

[27] Scannella, J.B., Woodward, H.N. 2019. Longevity and growth dynamics of Triceratops as revealed by femoral histology. Journal of Vertebrate Paleontology, SVP Program and Abstracts Book, 2019: 187A dans Entracte Sciences, Max Bird – le Triceratops n’a jamais existé ?, Youtube, 2020

[28] Emeline Férard, Stan le T. rex devient le fossile le plus cher jamais vendu aux enchères, Geo, 2020

[29] A ce propos, on peut aller voir la conférence de François Bonhomme, Combien de temps faut-il pour faire une espèce ? Une vision génomique, Agora des Savoirs, 2019

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