Connaissez-vous les iguanodons de Bernissart ?

Cette année 2023 aura été l’occasion pour moi de visiter l’Institut royal des sciences naturelles de Belgique. Le lieu est gigantesque, les collections riches et la muséographie originale: immenses cages de verre et exposition de fossiles à même le gisement à titre d’exemple. Cette visite aura été pour moi l’occasion de découvrir le patrimoine paléontologique belge, notamment la faune de Bernissart et ses iguanodons.

Un des iguanodons de Bernissart par Gustave Lavalette (The Royal Belgian Institute of Natural Sciences)

Tout commence en 1878. La paléontologie n’en est qu’à ses balbutiements. La Bone Wars américaine opposant Cope et Marsh vient à peine de débuter[1], et en Belgique une découverte majeure est sur le point de se produire.

Au fond de la mine[2]

Dans la province du Hainaut, en Belgique, le 28 février 1878, Jules Créteur et Alphonse Blanchart, deux ouvriers de la Société Anonyme des Charbonnages de Bernissart creusent un bouveau à 322m de profondeur. Comme régulièrement, ils se retrouvent bloqués dans une zone instable. Ils en informent immédiatement leur supérieur, lui-même faisant remonter l’information à un ingénieur, Léon Latinis, et au directeur des charbonnages de Bernissart, Gustave Fagès. Après une visite au fond de la galerie, ordre est donné de continuer à creuser. Ce n’est qu’un mois plus tard que les ouvriers arrivent enfin à bout de cette couche d’éboulis.

Nouvelle descente au du bouveau le 5 avril, plusieurs fossiles y sont récoltés. L’ingénieur Latinis les identifie comme étant des branches d’arbres. Le directeur Fagès n’est pas de cet avis et y voit des ossements de gros animaux. Il décide de suspendre toute activité dans le bouveau.

S’en suivent plusieurs « expertises ». Un médecin local, le Docteur Lhoir, semble avoir jeté un fragment fossile dans le feu et, voyant qu’il s’enflammait, de conclure qu’il s’agissait effectivement d’ossements et non de bois. Le 7 avril, le directeur Fagès envoie l’ingénieur Latinis montrer les ossements au géologue François-Léopold Cornet. Celui-ci étant absent, c’est son fils qui fera la commission. Trois jours plus tard, Cornet envoie un fossile de Bernissart, possiblement une dent, au zoologiste Pierre-Joseph Van Beneden, enseignant à l’université de Louvain et étudiant les baleines fossiles de la région d’Anvers depuis une vingtaine d’années.

Pendant ce temps, le directeur Fagès se déplace à Mons le 12 avril pour faire part de la découverte à l’ingénieur principal de l’Administration des Mines, Gustave Arnould. Celui-ci fait suivre l’information au directeur du Musée royal d’Histoire Naturelle de Belgique, Edouard Dupont, en demandant l’intervention d’un contrôleur des ateliers du Musée, Louis-François De Pauw.

Le 13 avril, nouvelle descente dans le bouveau. Le préparateur De Pauw, l’ingénieur principal Arnould, le directeur Fagès et l’ingénieur Latinis sont présents. Une patte fossilisée est découverte et remontée à la surface. Le fossile, plein de pyrites, se dégradent rapidement à l’air libre. De Pauw comprend et prend rapidement en compte ce processus de fragilisation. C’est lui qui supervisera les fouilles, l’extraction, la préparation et la conservation des fossiles. Les premières caisses de fossiles partent pour le Musée royal d’Histoire Naturelle de Belgique dès le 18 avril.

Bone wars, édition belge[3]

Le 7 mai, le zoologiste Pierre-Joseph Van Benden, qui n’a jamais mis un pied à la mine et n’est même pas en contact avec la société de charbonnages, annonce publiquement et officiellement la découverte durant une séance de l’Académie royale de Belgique. Il précise que la découverte a été faite par l’ingénieur Latinis, un comble puisqu’il a toujours identifié les fossiles comme des morceaux de bois, et qu’il s’agirait, notamment en se basant sur l’émail des dents, d’Iguanodons. Il semblerait que Van Benden se soit précipité, et approprié, cette découverte un peu rapidement. Edouard Dupont, directeur du Musée royal d’Histoire Naturelle de Belgique, et le directeur Fagès sont furieux !

Les tensions entre le directeur Fagès et l’ingénieur Latinis sont vite soldées : Latinis est renvoyé des charbonnages de Bernissart le 4 octobre 1878.

Une nouvelle annonce officielle de la découverte des Iguanodons de Bernissart est faite le 19 mai 1878 lors d’une session extraordinaire de la Société de Belgique par le géologue François-Léopold Cornet. Cette annonce est soutenue par Dupont et Fagès. Cornet ne se concentre que sur le contexte géologique de la découverte.

En août, Van Beneden retourne à De Pauw les fossiles envoyés par Cornet. Malgré ses nombreuses demandes, Van Beneden n’en reverra qu’un, sous forme de moulage, Edouard Dupont refusant strictement de lui envoyer les ossements. Van Beneden est outré. L’étude des iguanodons de Bernissart est confié au jeune naturaliste George Albert Boulenger.

Le 12 octobre, Dupont communique officiellement sur la découverte des Iguanodons et l’avancement des fouilles. Il en profite pour remercier Fagès pour sa collaboration. Quelques mois plus tard, Dupont va même jusqu’à écrire au Ministre de l’Intérieur pour faire décorer Fagès du titre de « Chevalier de l’Ordre de Léopold », et les mineurs Ballez, Motuelle et Créteur de la médaille de seconde classe.

En 1881, les premières analyses des Iguanodons par Boulenger sont publiées. Les Iguanodons de Bernissart sont différents des Iguanodons anglais déjà décrits par le paléontologue allemand Hermann von Meyer en 1832. Boulenger propose donc la création d’une nouvelle espèce, Iguanodon bernissartensis dans un article qu’il soumet à l’Académie royale de Belgique. Entre temps, Van Beneden a été nommé directeur de la Classe des Sciences de l’Académie royale de Belgique. C’est lui, et Cornet, qui sont chargés de relire l’article de Boulenger. Non seulement l’article n’est pas publié, mais il est sévèrement critiqué par Van Beneden qui réagence à sa guise la part qu’il a prise dans la découverte des Iguanodons de Bernissart. Ecoeuré, Boulenger quitte la Belgique pour un poste au British Museum de Londres en 1881.

Son successeur est un jeune ingénieur des mines, Louis Dollo. Il publie rapidement dans le Bulletin du Musée Royal d’Histoire Naturelle de Belgique un article appuyant les observations de Boulenger. La même année, Louis de Pauw et son équipe terminent l’assemblage complet du premier spécimen (holotype de Iguanodon bernissartensis) d’Iguanodon dans la chapelle Saint Georges du Palais Nassau. Il est visible par le grand public dans une cage en verre dès l’année suivante, 1883, dans la cour du Musée royal d’Histoire Naturelle de Belgique. Le cartel indique une découverte faite par M. Fagès.

Van Beneden ne l’entend pas de cette oreille et en fait part à l’Acadamie Royale de Belgique en ces mots. « Je considère cette mention, qui attribue la découverte de cet animal fossile à l’agent de charbonnage de Bernissart, comme contraire à la vérité et de nature à induire le public en erreur. Si je n’entretenais pas l’Académie de cette mention erronée, mon silence pourrait être considéré comme un abandon des titres que je crois avoir à cette découverte. […] La première détermination a donc été faite par moi et je suis en droit de revendiquer la découverte scientifique. […] M. Fagès pouvait parler dans le registre des rapports journaliers, de fragments de fossiles, mais il ne les connaissait pas, puisqu’il désirait avoir l’avis de notre savant confrère M. Cornet sur la nature de ces objets. Les pêcheurs qui apportent un poisson nouveau au marché, ou les marins qui sont chargés d’alimenter les stations zoologiques et qui remettent entre les mains des naturalistes des formes nouvelles ou qui n’ont pas encore été observées dans ces parages, peuvent-ils disputer la découverte de ces nouveautés au naturaliste qui les étudie, les siège par leur nom et leur assigne par là leur véritable rang dans la science ? M. Fagès n’a fait que constater la présence de fossiles, qui ont ensuite été extraits par M. De Pauw. Je ne veux pas, pour le cas actuel, entrer dans plus de détails au sujet de la rencontre et de l’extraction des iguanodons ; je me bornerai à constater qu’il y a ici une découverte scientifique et que cette découverte n’a été faite que le jour où ces ossements ont été reconnus comme appartenant au remarquable Dinosaurien qui a reçu le nom d’Iguanodon. »

La réponse de Fagès ne se fait pas attendre mais est mise aux archives aussitôt en raison d’attaques personnelles blessantes. Dupont contre-attaque, puis c’est au tour de Van Beneden de répondre et ainsi de suite. Il est à noter la position délicate de Dupont. La collaboration de dirigeants de sociétés de charbonnages est cruciale pour la paléontologie de l’époque. Fagès aurait pu creuser à travers ce trésor mésozoïque. Il est fort probable que la reconnaissance du travail de Fagès soit aussi un signal fort à tout autre gérant de charbonnages quant à de potentiels futures découvertes. Las de ces tensions, le secrétaire général de la Classe des Sciences de l’Académie royale de Belgique classe la discussion comme épuisée en 1883.

Si la paternité scientifique de la découverte d’Iguanodon bernissartensis est attribuée à Van Beneden pour avoir été le premier à publier à propos des Iguanodons de Bernissart et à Boulenger pour avoir été le premier a décrire l’espèce, il semblerait que ce soit l’ouvrier Jules Créteur qui soit passé à la postérité dans la culture populaire du Hainaut Belge.

La première d’une longue histoire

Donald Johanson portant un moulage du crane de Lucy (Tom Story / ASU file)

Cette histoire n’est pas sans en rappeler d’autres. La question de la paternité (maternité ?) d’une découverte scientifique est toujours brulante. Le 22 juin 2022 décédait le père de Lucy, le paléontologue Yves Coppens. Professeur émérite au Muséum national d’histoire naturelle et au Collège de France, Yves Coppens est particulièrement connu pour avoir découvert, le 24 novembre 1974, sur le site de Hadar en Etiopie, les restes fossilisés d’un australopithèque datant de 3,18 millions d’années. Cette australopithèque a été baptisée Lucy en référence au morceau Lucy in the Sky des Beatles que les étudiants et le professeur écoutaient le soir, autour d’une feu. Seulement voilà, Yves Coppens n’a rien découvert en novembre 1974 dans le Hadar. Le géologue Maurice Taieb, découvreur du site et à l’origine des campagnes de fouilles, raconte cette histoire dans le cadre d’un travail réalisé par Nicolas Belnand & Johan Girod et encadré par Richard Monvoisin[4] [5]. Coppens n’était pas sur place et n’avait pas financé les fouilles. Il ne viendra sur le site de fouilles que l’année suivante. Son nom n’a été associé qu’en raison de statut de co-directeur pour lequel il ne s’est que peu investi selon les dires de Taieb. Bien que la découverte soit officiellement attribuée au paléontologue américain Donald Johanson (co-directeur lui aussi, et présent sur place), il semblerait que le premier fragment ait été découvert par son doctorant, Tom Gray, qui a complétement disparu de l’article de présentation de la découverte dans Nature[6] (et qui semble avoir disparu du circuit scientifique). Michel Decobert, cartographe au CNRS et membre du projet (mais était-il sur place ?) écrit même sur le site du Centre Européen de Recherche et d’Enseignement des Géosciences de l’Environnement (CEREGE) que c’est Dato, l’ancien guide Afar de Taieb qui aurait découvert le premier fragment avant de le montrer au doctorant[7]. Yves Coppens n’arrive que plusieurs mois plus tard, lors d’une conférence de presse en France. Le contraste est saisissant quand on écoute Yves Coppens raconter les conditions de fouilles difficiles[8] (auxquelles il n’a pas participé[9]), et le silence assourdissant concernant le travail des Éthiopiens, jusqu’au nom donné aux restes fossiles, Dinqnesh (ድንቅ ነሽ), aujourd’hui passé sous silence.

Sortir de la mine[10]

L’objectif de De Pauw est complexe : ramener depuis 322 m de fond des squelettes entiers de dinosaures remplis de pyrites. Pour cela, il est assisté de Gustave Sonnet (surveillant des galeries du Musée royal d’Histoire Naturelle de Belgique), d’Auguste Vandepoel (mouleur pour le Musée royal d’Histoire Naturelle de Belgique), de Ballez, Motuelle et Pierrard (mineurs expérimentés) ainsi que de 6 autres mineurs dont Créteur et Blanchard.

A partir du 15 mai 1878, chaque jour, l’équipe descend à 322 m de profondeur à 5h30 pour y repérer, dégager et préparer l’ascension des fossiles à l’air libre. Ils ne remonteront qu’à 12h30. Chaque samedi, un rapport est fait à Dupont par De Pauw. Le protocole mis en place par De Pauw est le suivant. La face visible des ossements est mise à nu, recouverte de papier mouillé ou d’une feuille d’étain puis recouverte de plâtre sur 5 à 10 cm d’épaisseur. On dégage la partie opposée des fossiles avant de leur faire subir le même enveloppement. Le bloc est alors cerclé de fer et de nouveau plâtré. De façon à pouvoir réassembler les squelettes, on assigne à chaque bloc une lettre et un chiffre. Aussi, un plan des fouilles et de l’emplacement des différents squelettes est tenu Gustave Sonnet. Les blocs (de 0,5 à 2 m de long) sont ensuite envoyés à Bruxelles. La technique est toujours utilisée de nos jours[11]. Le paléontologue Vincent Reneleau documentait l’utilisation d’une technique très similaire lors d’une expédition au Niger dirigée par le paléontologue américain Paul Sereno[12].

A partir de 15h, l’équipe se retrouve sur un terril et effectue un tri des argiles remontés du fond de la mine. De gros blocs peuvent être repérés à 322 m de profondeur. Par contre, les petits fossiles passent inaperçus dans la pénombre de la mine.

Le séisme du 26 août 1878 marque le début d’une pause dans l’exploitation de la mine fossilifère. En effet, une partie de la galerie s’effondre, sans dégâts humains, et l’eau commence à s’infiltrer. Le 22 octobre la galerie est complétement inondée. L’équipe est contrainte de remonter à la surface, abandonnant outils et blocs en préparation. La galerie est désormais trop dangereuse. Les travaux sont suspendus.

Les fouilles reprennent le 12 mai 1879 après que l’ingénieur Antoine-Joseph Sohier (successeur de Latinis) ait sécurisé la galerie avec un nouveau cuvelage. La galerie est même prolongée, sans grand succès. L’année 1881 verra la création d’une nouvelle galerie creusée à 356 m de profondeur. Trois Iguanodons en seront sortis mais le fond du cran est touché. C’est aussi le moment que l’Etat belge choisi pour mettre fin au financement du projet.

En trois ans de fouilles, et pour la première fois au monde, c’est une quarantaine de squelettes dont une trentaine de squelettes complets et articulés d’Iguanodons ainsi que de plusieurs milliers de poissons, plusieurs milliers de plantes, mais aussi quelques crocodiles, tortues et insectes vieux de 125 millions d’années qui sortiront de la mine. Les fouilles s’arrêteront, dit-on par manque de place de stockage[13], mais aussi en raison du gouffre financier qu’elles étaient devenues pour l’Etat[14] et y laissant encore au moins 200 Iguanodons[15].

Entrée au musée

Equipe de montage du premier squelette d’Iguanodon de Bernissart dans la chapelle St Georges à Bruxelles en 1882, sous la direction de Louis Dollo. (Aimé Rutot, 1882)

C’est durant les quelques mois de pause forcée par le tremblement de terre de 1878 que De Pauw rentre à Bruxelles et commence la préparation et le montage du squelette de l’individu A (premier Iguanodon découvert mais endommagé par les mineurs creusant le bouveau) dans la Chapelle Nassau, faisant alors parti intégrante des ateliers du Musée royal d’Histoire Naturelle de Belgique. Si De Pauw a monté un protocole pour extraire les ossements sans qu’ils s’abiment, il en a aussi monté un pour les préparer et les conserver. On nettoie d’abord le fossile de son argile avant de l’enduire de colle forte. Il y verse ensuite une préparation gélatineuse de sa confection à base de colle forte et de colle d’os de Lyon, le tout trempé dans une préparation saturée d’acide arsénieux, chauffé et agrémenté d’alcool et d’essence de clou de girofle. Cette gélatine doit imprégner les os. Le surplus est enlevé dans un four une heure après l’application. Les pyrites sont enlevées et remplacées par du carton-pierre, mélange de papier de soie bouillie, de colle de peau versée à chaud, d’argile et de craie[16]. De nos jours, on peut lire au détour d’un cartel du Musée royal d’Histoire Naturelle de Belgique que les ossements étaient ensuite couverts de feuilles d’étain pour les stocker en les protégeant de l’humidité.

Les squelettes sont exposés au public progressivement à partir de 1883. Les ossements sont assemblés sur des armatures métalliques démontables toujours utilisées de nos jours. D’abord dans une cage de verre dans la cour du Musée royal d’Histoire Naturelle de Belgique, ils seront par la suite exposés au sein du musée sans protection, puis au sein du musée sous cages de verre. Les problèmes de conservation des ossements exposés débutent dès le mois de juillet 1883. La gélatine de De Pauw fond. Par la suite, les ossements subissent les fluctuations de température et d’humidité lors de leur exposition au sein du musée, sans protection, pendant 30 ans. De 1933 à 1937, les squelettes sont alors démontés et chaque ossement plongé dans un mélange d’alcool et de gomme Shellac. Les ossements, fortifiés et obscurcis par le mélange, sont remis en place dans des cages dont la température et l’humidité sont maintenus constantes. Une dernière (pour le moment) campagne de restauration a eu lieu à partir de 2003. Après une restauration en profondeur des ossements, ceux-ci ont été imprégnés d’acétate de polyvinyle dissous dans de l’acétone et allongée avec du méthanol, les cassures recollées avec des colles fortes (cyanoacrylates et résines adhésives époxydes) et les fissures rebouchées avec une pâte durcissante à base de titane.

Muséographie en 2023, les fossiles en position de gisement (Noé Ciscki)

Leur position d’exposition a été inspiré par celle des kangourous et des casoars. Si la comparaison semblait pertinente à l’époque, elle ne l’est plus aujourd’hui. Cette position a tout de même perduré. Les coûts, à la fois financiers et en termes de préservation des ossements étant trop élevés. Les iguanodons sont toujours visibles au Musée royal d’Histoire Naturelle de Belgique aujourd’hui, certains d’entre eux en « position de vie » dans de grandes cages en verre et une autre partie en position de gisement, mise en scène originale et intéressante.

Paléontologie en temps de guerre[17]

A partir du 13 octobre 1914, Sainte-Adresse (France), par une étonnant système de bail, est la nouvelle capitale belge. En effet, en ce début de Première Guerre Mondiale, la Belgique est presque totalement occupée par les Allemands, forçant le gouvernement à se replier. Quelques mois plus tard, les Iguanodons de Bernissart sont en passe de devenir un trophée de guerre. C’est le professeur de géologie et de paléontologie allemand Otto Jaekel, alors en poste au sein d’un régiment de réserve à Bruges (Belgique), qui imagine l’opération. Pour récupérer les Iguanodons de Bernissart, il trouve des soutiens : le riche industriel allemand Gustav Krupp von Bohlen und Halbach (que l’on retrouvera quelques décennies plus tard sur le banc des accusés durant le procès de Nuremberg[18]), le Gouvernorat général allemand impérial de Belgique à Bruxelles et même l’empereur Guillaume II en personne !

Les Iguanodons de Bernissart ont été prêtés pour des expositions au Japon (Tokyo, Nagoya, Osaka), à l’Espagne (Barcelone) et à Valenciennes.

Les mois avancent et le projet aussi. En septembre une demande est faite pour creuser une nouvelle galerie à 340 m de profondeur. La société de charbonnages de Bernissart et le Museum refusent les demandes. Jaekel voudrait passer outre les autorisations belges mais l’enjeux est trop important, l’approvisionnement de l’armée allemande en charbon est primordial. Le deal est simple, tout iguanodon découvert est susceptible d’être envoyé dans un musée allemand et financera les fouilles de Bernissart. Les fouilles recommencent le 10 mai 1916 et la nouvelle galerie est creusée à partir de juillet 1916. Le chantier avance doucement, tout est bon pour le faire ralentir. Finalement les travaux cessent définitivement le 11 octobre 1918. Le cran fossilifère n’est même pas atteint.

Quelques années plus tard, durant la Seconde Guerre Mondiale, les iguanodons sont transférés dans la cave du Musée royal d’Histoire Naturelle de Belgique pour leur protection, mais l’humidité qui y règne les obligera à retourner rapidement au sein du musée.

Bernissart : plus de 200 iguanodons morts, que s’est-il passé ?[19]

Pour expliquer ce cimetière d’Iguanodons, plusieurs hypothèses peu étayées ont été avancées : enlisements, noyades, chutes et combats en tout genre. Toutefois, les travaux du laboratoire UMons apportent quelques pistes géologiques intéressantes.

D’abord, le Cran aux Iguanondons, contexte géologique dans lequel ils ont été découverts, est un phénomène connu des géologues. Il s’agit d’un puit naturel. Une masse d’argile remplis une entaille en forme d’entonnoir au sein de terrains houillers. Pour le cas du Hainaut belge et du nord de la France, les terrains houillers reposent sur d’épaisses formations calcaires contenant des couches d’anhydrite. C’est la dissolution de ce minéral qui crée cavités, puis des effondrements en profondeur. Au fur et à mesure des effondrements, ces cavités remontent à la surface (ou stagnent).

L’effondrement du sol en surface est intervenu peu de temps avant la formation du gisement des iguanodons. Aussi, nous savons, par le chantier de fouilles de Bernissart et un forage réalisé en 2002-2003, que les circonstances ayant conduit à la mort de milliers d’animaux se sont produites à 4 reprises. De plus, une étude sur les pollen conclue à une datation entre 128 et 125 millions d’années[20].

Il semblerait possible que des échanges chimiques typiques de ce contexte géologique aient entrainés des libérations importantes et brutales de sulfure d’hydrogène (H₂S). La présence massive de pyrite et les difficultés de ventilation de la société de charbonnages de Bernissart, notamment concernant le sulfure d’hydrogène semblent appuyer cette hypothèse nécessitant encore d’autres travaux. A l’heure actuelle, l’intoxication semble donc la piste la plus solide.

[1] Noé Ciscki, De Villers-sur-Mer à Philadelphie : éthique, conservation et constructions des connaissances paléontologiques (2022)

[2] Pascal Godefroit, La côte du Père Adam in Il y a 140 ans, la découverte des Iguanodons de Bernissart, Revue française de paléontologie Fossiles, Hors-série VIII, 2017

[3] Pascal Godefroit, La guerre des os : qui a découvert les Iguanodons de Bernissart ? in Il y a 140 ans, la découverte des Iguanodons de Bernissart, Revue française de paléontologie Fossiles, Hors-série VIII, 2017

[4] Richard Monvoisin, Avoir un bon Coppens (2022)

[5] Nicolas Belnand & Johan Girod, Critique du traitement médiatique de la découverte de Lucy ou la mise en évidence d’une figure d’autorité erronée (2009)

[6] Donald Johanson & Maurice Taieb, Plio-Pleistocene hominid discoveries in Hadar, Ethiopia, Nature, vol. 260, p. 293-297 (1976)

[7] Michel Decobert, Lucy, trois millions d’années plus tard … (CEREGE, 2021)

[8] Rex Dalton, The history man, Nature, vol. 443,‎ 21 septembre 2006

[9] Joël Leblanc, Le père de Lucy, vraiment ? (L’actualité, 2022)

[10] Pascal Godefroit, Les iguanodons de Bernissart : de la mine au musée in Il y a 140 ans, la découverte des Iguanodons de Bernissart, Revue française de paléontologie Fossiles, Hors-série VIII, 2017

[11] On peut aussi aller voir les techniques mises en place par John Hatcher, Noé Ciscki, John Hatcher a-t-il découvert un dinosaure qui n’existe pas ? (2023)

[12] Vincent Reneleau, Tweet (2022)

[13] Patrice Lebrun, Editorial in Il y a 140 ans, la découverte des Iguanodons de Bernissart, Revue française de paléontologie Fossiles, Hors-série VIII, 2017

[14] Pascal Godefroit, Les iguanodons de Bernissart : de la mine au musée in Il y a 140 ans, la découverte des Iguanodons de Bernissart, Revue française de paléontologie Fossiles, Hors-série VIII, 2017

[15] Jean-Marc Baele, Séverine Papier, Thierry Martin & Olivier Kaufmann, L’hécatombe de Bernissart : réouverture du dossier avec le projet Cold Case in Il y a 140 ans, la découverte des Iguanodons de Bernissart, Revue française de paléontologie Fossiles, Hors-série VIII, 2017

[16] Wikipédia, Carton-pierre

[17] Pascal Godefroit, Les iguanodons de Bernissart : de la mine au musée in Il y a 140 ans, la découverte des Iguanodons de Bernissart, Revue française de paléontologie Fossiles, Hors-série VIII, 2017

[18] Wikipédia, Gustav Krupp von Bohlen und Halbach

[19] Jean-Marc Baele, Séverine Papier, Thierry Martin & Olivier Kaufmann, L’hécatombe de Bernissart : réouverture du dossier avec le projet Cold Case in Il y a 140 ans, la découverte des Iguanodons de Bernissart, Revue française de paléontologie Fossiles, Hors-série VIII, 2017

[20] Johan Yans et al., Implications paléontologiques et géodynamiques de la datation palynologique des sédiments à faciès wealdien de Bernissart (bassin de Mons, Belgique) (2005)

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